«
La Cloche de détresse » est l'unique roman de l'américaine
Sylvia Plath (1932-1963), plus connue pour des poèmes. le roman est tout d'abord publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas et sous le titre de « The Bell Jar » (1963), traduit par
Michel Persitz vient de ressortir dans la collection (2023, Gallimard, L'Imaginaire, 288 p.). On peut signaler cette traduction révisée par
Caroline Bouet, avec une préface de
Jakuta Alikavazovic, et une note biographique par
Lois Ames. La version originale « The Bell Jar » n'a été publiée qu'en avril 1971 conformément aux souhaits du mari de Sylvia Path,
Ted Hughes.
Sylvia Plath est née dans la banlieue de Boston d‘un père, immigré allemand et une mère d'origine autrichienne. À la mort de son père, elle a ce mot « Je ne parlerai plus jamais à Dieu ».
Après ses études secondaires à la « Gamaliel Bradford High School », elle est acceptée dans l'une des meilleures universités américaines réservées aux femmes, le « Smith College » à Northampton, à proximité de Boston, où elle fait sa première tentative de suicide en 1953. Elle est admise dans une institution psychiatrique et semble montrer des signes de guérison satisfaisants obtenant son diplôme en 1955 avec la mention honorifique. Elle écrit des poèmes, et écrit des articles pour le magazine « Mademoiselle » dont elle devient une éditrice.
A Londres, elle se marie avec le poète
Ted Hughes, où le couple s'installe. Puis le couple repart vivre deux ans aux États-Unis, de 1957 à 1959. Deux enfants, Frieda et Nicholas. En 1962, elle retourne s'installer à Londres avec ses enfants. Elle loue un appartement dans une maison autrefois occupée par le poète irlandais William Buttler Yeats. Mais en 1963, elle se suicide au gaz. Après son suicide, elle devient une figure emblématique dans les pays anglophones, les féministes voient dans son oeuvre l'archétype du « génie féminin écrasé par une société dominée par les hommes ».
Il est difficile de lire
Sylvia Plath, sans avoir en tête sa vie, ou plutôt son suicide à 31 ans. Et donc de lire ce roman sans y voir un présage. le fait même de l'avoir publié sous un pseudonyme, alors qu'elle est déjà connue en tant que poète montre bien son peu de confiance en son talent. Elle est tout de même devenue la première poète à gagner le « Pulitzer Prize » à titre posthume pour « The
Collected Poems », mais c'est en 1982. On pourra lire ses « Oeuvres Poèmes, romans, nouvelles, contes, essais, journaux » traduits par
Patricia Godi (2011, Gallimard, Quarto, 1280 p.).
Le roman est de toutes évidences, d'inspiration autobiographique, bien que les noms des lieux et des personnages aient été changés afin d'éviter toute polémique. Il faut savoir que, sur sa pierre tombale, le nom de son mari
Ted Hughes a été buriné et effacé, pour violences conjugales présumées. Son nom a été rétabli en bronze pour éviter la récidive. Mais les ennuis ne sont pas terminés pour
Sylvia Plath, accusée d'avoir décrit la prétendue homosexualité du personnage de Joan, un pseudonyme.
On a donc affaire à un roman à clef, basé sur la bipolarité de l'auteur et sa plongée progressive dans la folie. Esther Greenwood, dix-neuf ans, est la lauréate d'un concours de poésie organisé par un magazine. « C'était un été étrange et sensuel, l'été où ils ont électrocuté les Rosenberg, et je ne savais pas ce que je faisais à New York ». On est en 1950, en pleine folie anticommuniste maccarthyste. C'est l'été, alors que se déroule le procès des époux Rosenberg, jugés coupables en avril 1951 et exécutés en juin 1953 dans la prison de Sing Sing. le sénateur républicain Joseph McCarthy, nouvellement élu, se fait connaitre par un discours prononçant un discours sur les « ennemis de l'intérieur » dans lequel il affirme détenir une liste de « membres du Parti communiste et [...] d'un réseau d'espionnage » qui « infestent » le Département d'État des États-Unis et « façonne sa politique ». Cela contribue à créer un climat de paranoïa anticommuniste, et une « Chasse aux Sorcières » (Second Red Scare).
Pour en savoir plus sur le procès truqué des époux Rosenberg, la manipulation des médias par les politiques, il faut lire « The Public Burning » de
Robert Coover, (1977, Viking Press, 544p.) traduit par
Daniel Mauroc en «
le Bûcher de Times Square » (1980, Seuil, 608 p.). Roman qui se termine par une scène irracontable se passant entre, d'un côté, l'Oncle Sam, sans son pantalon à étoiles et rayures, et de l'autre,
Richard Nixon, alors vice-président (et non président des vices). Un de mes premiers livres de la littérature nouvelle américaine. A relire et à méditer au moment où les politiques populistes reprennent du poil de la bête. Il n'est pas anodin que certains parlent de « chasse aux sorcières », sachant ce que cela peut recouvrir.
Esther Greenwood, poète de dix-neuf ans, dans les années 50, issue des classes moyennes de la banlieue de Boston, va donc à New York. Ce n'est pas très loin, 350 km en distance, mais éloigné en termes de culture. Tourbillon de frivolités, pluie de cadeaux et de privilèges, cocktails et soirées mondaines, dans quel monde débarque t'elle ? Tout cela, par opposition à Doreen, insouciante, qui court après les garçons. « Je distinguais dans le lointain, la silhouette confuse d'un homme idéal, mais dès qu'il s'approchait, je me rendais compte immédiatement qu'il ne ferait pas l'affaire ». Esther admire Doreen qui semble être si sûre d'elle. « Tout ce qu'elle disait était comme une voix secrète sortant directement de mes propres os ».
« Je me sentais comme un cheval de course dans un monde dépourvu d'hippodromes, ou un champion de football universitaire parachuté à Wall Street dans un costume d'homme d'affaires, ses jours de gloire réduits à une petite coupe en or posée sur sa cheminée avec une date gravée dessus, comme sur une pierre tombale. Je voyais ma vie se ramifier devant mes yeux comme le figuier de l'histoire. Au bout de chaque branche, comme une grosse figue violacée, fleurissait un avenir merveilleux. Une figue représentait un mari, un foyer heureux avec des enfants, une autre figue était une poétesse célèbre, une autre un brillant professeur et encore une autre Ee Gee, la rédactrice en chef célèbre, toujours une autre l'Europe, l'Afrique, l'Amérique du Sud, une autre figue représentait Constantin, Socrate, Attila, un tas d'autres amants aux noms étranges et aux professions extraordinaires, il y avait encore une figue championne olympique et bien d'autres figues au-dessus que je ne distinguais même pas. Je me voyais assise sur la fourche d'un figuier, mourant de faim, simplement parce que je ne parvenais pas à choisir quelle figue j'allais manger. Je les voulais toutes, seulement en choisir une signifiait perdre toutes les autres, et assise là, incapable de me décider, les figues commençaient à pourrir, à
noircir et une à une elles éclataient entre mes pieds sur le sol ».
Cette destinée de femme au foyer soumise la hante : « J'ai essayé d'imaginer ce que serait ma vie si Constantin était mon mari. Cela signifierait qu'il faudrait que je me lève à sept heures pour lui préparer des oeufs au bacon, des toasts, du café, lambiner en chemise de nuit et bigoudis pour faire la vaisselle et le lit une fois qu'il serait parti travailler. Et quand il reviendrait après une journée dynamique et exaltante, il voudrait un bon dîner, mais moi, je passerais la soirée à laver d'autres assiettes sales jusqu'à ce que je m'effondre dans le lit, à bout de forces. Cela me semblait une vie triste et gâchée pour une jeune fille qui avait passé 15 ans de sa vie à ramasser des prix d'excellence… » ou encore « Un homme ne s'en fait pas le moins du monde, alors que moi, pour rester dans le droit chemin, j'ai un bébé suspendu au-dessus de la tête, comme une épée de Damoclès ».
De retour chez elle, tiraillée entre ses aspirations littéraires et son avenir tout tracé de femme au foyer, elle sombre dans une brutale dépression et se fait interner.
Tentative de suicide, traitements de choc, guérison, rechute et pour finir, l'espoir. Esther est à la fois « patiente » dans l'univers hospitalier et observatrice au regard aigu de ce monde, qui a pour toile de fond l'Amérique des années 50. « le silence m'a déprimé. Ce n'était pas le silence du silence. C'était mon propre silence ». Elle en arrive à la cloche de verre. « Parce que partout où j'étais assis - sur le pont d'un navire ou dans un café de rue à Paris ou à Bangkok - je serais assis sous la même cloche en verre ».
La métaphore de la cloche de verre exprime aussi bien le mal qui la ronge « Je serai toujours prisonnière de cette même cloche de verre, je mijoterais toujours dans le même air vicié » ou encore « Pour celui qui se trouve sous la cloche de verre, vide et figé comme un bébé mort, le monde lui-même n'est qu'un mauvais rêve ».
Les descriptions de ses tentatives de suicide sont particulièrement éprouvantes. Elle en livre une analyse presque distante « L'idée que je pourrais bien me tuer a germé dans mon cerveau le plus calmement du monde, comme un arbre ou une fleur. » ou encore lors de sa tentative de noyade « C'est alors que j'ai compris que mon corps possédait plus d'un tour dans son sac ; du genre rendre mes mains molles au moment crucial, ce qui lui sauvait la vie à chaque fois, alors que si j'avais pu le maîtriser parfaitement, je serai morte en un clin d'oeil. Il allait falloir que je le trompe avec le peu d'intelligence qu'il me restait, sinon il allait m'enfermer pour 50 ans dans une cage absurde, ayant alors complètement perdu la boule ».
Il faut dire que ses relations familiales ne sont pas au beau fixe, avec son mari,
Ted Hughes, poète lui aussi (1930-1998). On lui doit une retraduction des « Contes d'
Ovide » (1997, Farrar Straus & Giroux, 257 p.). Personnellement, je préfère la traduction de
Marie Cosnay (2017,
Editions De l'Ogre, 528 p.).
Ted Hughes est soupçonné de violences conjugales et d'infidélités avec notamment Assia Wevill, qui se suicidera, sans doute après des violences, elle aussi en 1969.
Cependant, réduire «
La Cloche de Détresse » à un simple témoignage plus ou moins autobiographique sur la folie et la dépression est, à mon sens, une erreur. Il y a autre chose chez
Sylvia Plath. C'est son style, sa façon d'agencer les mots. « J'ai retourné les mots avec méfiance comme des galets polis par la mer qui tout à coup pourraient s'ouvrir et se transformer en autre chose avec des mâchoires… » ou encore « cette nuit la lune laisse glisser son sac plein de sang, animal malade, par-delà les lumières du port », « et la neige rassemblant toute sa coutellerie flamboyante ». Pourtant les séances d'électrochocs sont terribles. « le docteur Gordon fixait deux plaques de métal de chaque côté de ma tête. Il les a maintenues en place avec des attaches qui me sciaient le front, puis il m'a donné un fil métallique à mordre ».
Les personnages tout d'abord. « Mon héroïne serait moi-même, seulement déguisée. Elle s'appellerait Elaine. Elaine. J'ai compté les lettres sur mes doigts. Il y avait aussi six lettres dans Esther. Cela semblait une chance ». Est-ce pour cela qu'elle a choisi le prénom Esther ? 6 lettres, comme dans Sylvia.
Cette vocation pour l'écriture vient de son plus jeune âge. Sylvia a appris à lire à 3 ans, avec les lettres découvertes sur les boîtes de lait et les paquets de biscuits. À 5 ans, elle écrit des poèmes, tient un Journal dès 11 ans, publie à 12 ans dans le journal de l'école, puis à 14 dans le journal local. Au Journal elle confie sa passion d'écrire. A 16 ans, elle « écrit pour une seule raison / il y a en moi une voix / qui refuse de se laisser réduire au silence ».
La poésie et la prose de Plath s'inscrivent dans le cadre plus large de l'écriture confessionnelle. C'est un mouvement littéraire essentiel pour amener des sujets personnels ou émotionnels typiquement tabous tels que la sexualité, le suicide et les traumatismes au premier plan de la littérature américaine à la fin des années 1950. Si sa prose, et surtout sa poésie sont reconnus,
Sylvia Plath est souvent oubliée dans son rôle de rédactrice de lettres et de chroniqueuse. La publication de « The Letters of
Sylvia Plath » en deux volumes qui vont de 1940 à 1956 (2017, Harper, 1424 p.) et de 1956 à 1963 (2018, Harper, 1088 p.) soit près de 2500 pages révèle cette écriture foisonnante. Une partie est traduite en partie par
Sylvie Durastanti « Letters Home 1950-1956 » (1988,
Des Femmes, Antoinette Foulque, 373 p.)
La lettre est alors considérée en tant qu'objet littéraire. Ce domaine ne s'aventure pas dans la fiction, mais il se situe plutôt sur le frontière entre le factuel et la fiction. La rédaction de lettres est alors une activité qui peine à occuper un genre singulier. On retrouve cette particularité dans les titres de ces recueils « Love Letter » (1960), « Letter in November » (1962) et « Burning the Lettres » (1962). En 1962,
Sylvia Plath écrit : « Je déchire des papiers qui respirent comme les gens », métaphore intéressante sur la manière dont la poésie de Plath joue avec le langage.
A propos de la littérature confessionnelle, Christopher Beach qui fait autorité en la matière avec « The Cambridge Introduction to the Twentieth-Century American Poetry » (2003,
Cambridge University Press, 224 p.) « le mode du confessionnalisme – que l'on approuve ou non le terme – a servi de modèle aux poètes qui a choisi de rejeter les difficultés modernistes […] en faveur d'une voix plus détendue ou personnelle ». En tant que jeune membre du mouvement,
Sylvia Plath exploite le mode confessionnel à son profit, s'inspirant de son propre environnement et écrivant avec une « voix personnelle » c'est le moins que l'on puisse dire. « Je pense que mes poèmes naissent immédiatement des expériences sensuelles et émotionnelles que j'ai vécues. […] Je crois qu'il faut pouvoir contrôler et manipuler les expériences, même les plus terribles, comme la folie ».
La pratique de la confession dans la littérature remonte aux « Confessions » d'Augustin, et se poursuit avec «
Les Confessions » de
Jean-Jacques Rousseau. Ils instaurent le mode confessionnel de recherche du soi réel et d'affirmation de son existence en tant que genre littéraire spécifique. le style réapparait à la fin des années 1959, début des années 1960 aux Etats Unis avec les « Confessional Poets », parfois considéré comme une forme de post-modernisme. Dans un contexte de fin du traumatisme de la guerre et de la menace nucléaire, du marasme économique, deux tiers des citoyens blancs américains ont déménagé dans les banlieues. C'est un énorme changement culturel et la formation de la nouvelle idéologie nationale. La religion en prend pour son grade. « je ne croyais pas à une autre vie après la mort, ni à l'Immaculée Conception, ni à l'Inquisition , ni à l'infaillibilité de ce petit pape au visage simiesque ».
Dans ce changement, les femmes ont été particulièrement touchées, la famille et la maison étant auparavant considérées comme leurs seules préoccupations. Se développent des oeuvres comme celles de
Sylvia Plath et d'
Anne Sexton avec «
Tu vis ou tu meurs » traduit par
Sabine Huynh (2022,
Des Femmes, 392 p.) ou le livre féministe de
Betty Friedan traduit par
Yvette Roudy «
La Femme Mystifiée » (2020, Pocket, 640 p.). On retrouve dans ce mouvement des auteurs comme
Robert Lowell et son poème « The Dolphin » (1973, Farrar, Straus and Giroux, 209 p.).
C'est une forme de poésie de la personne ou du « je ». L'un de ses poèmes les plus célèbres, « Daddy », combine le style chanté des rimes de l'enfance avec le bruit sourd d'un train et aborde sa relation troublée avec son père. « You do not do, you do not do / Any more, black shoe / In which I have lived like a foot / For thirty years, poor and white, / Barely daring to breathe or Achoo » (Ne fais pas, Ne fais pas / plus jamais, chaussures
noires / dans lesquelles j'ai vécu comme un pied / pendant trente ans, pauvre et blanche / J'ose à peine respirer ou atchoum). Dans son poème, Plath tisse les détails du voyage transatlantique de son père avec des références à l'Holocauste.
Sa prose est pareillement d'une très grande beauté. « Une épaisse tasse de porcelaine blanche était descendue sous mon nez. Dans la lumière pâle qui aurait pu être le soir ou l'aube, j'ai contemplé le liquide ambré propre. Des morceaux de beurre flottaient à la surface et un léger arôme de poulet montait jusqu'à mes narines. Mes yeux se tournèrent timidement vers la jupe derrière la tasse. "Betsy," dis-je. "Betsy rien, c'est moi." J'ai alors levé les yeux et j'ai vu la tête de Doreen se profiler contre la fenêtre pâle, ses cheveux blonds éclairés par derrière comme un halo d'or. Son visage était dans l'ombre, donc je ne distinguais pas son expression, mais je sentais une sorte de tendresse experte couler du bout de ses doigts ». Ou encore « J'ai attendu, comme si la mer pouvait prendre ma décision à ma place. Une deuxième vague s'est abattue sur mes pieds, couverte d'écume blanche, et le froid a saisi mes chevilles avec une douleur mortelle. Ma chair a grimacé de lâcheté à cause d'une telle mort ». Et « Enroulant mon manteau
noir autour de moi comme ma propre douce ombre,