Pour les postmodernes, la Théorie correspond à un ensemble précis de croyances postulant que le monde et notre capacité à en recueillir un savoir fonctionnent conformément aux principes postmodernes épistémologiques et politiques. La Théorie part du principe que la réalité objective ne peut être connue, que la "vérité" est socialement construite par le biais du langage et de "jeux" sur celui-ci, qu'elle est localement circonscrite à une culture particulière et que la connaissance sert à protéger et étendre les intérêts des privilégiés. La Théorie vise donc explicitement à un examen critique des discours. L'ambition est précise: il s'agit de les étudier de près pour exposer et perturber les dynamiques de pouvoir politique qui, selon la Théorie, lui sont intégrées. Dans quel but? Convaincre le plus de monde de les rejeter et de lancer une révolution idéologique.
Dans ce sens, la Théorie n'a pas disparu, mais n'est pas non plus restée la même. Entre la fin des 1980 et 2010, elle s'est attelée à rendre applicables ses concepts fondamentaux afin d'établir des domaines d'étude entièrement nouveaux et aujourd'hui des plus influents. Ces nouvelles disciplines, que l'on désigne aujourd'hui par la formule générique d'"études en Justice Sociale", ont récupéré la notion de justice sociale des mouvements de défense des droits civiques et d'autres théories libérales et progressiste. Ce n'est pas un hasard si ce processus s'est accéléré a un moment où l'égalité juridique était largement acquise et où les rendements des activismes antiracistes, féministes ou LGBT devenaient de plus en plus décroissants. Une fois illégale la discrimination raciale et sexuelle sur le lieu de travail et l'homosexualité dépénalisée dans tout l'Occident, on a désigné comme principaux obstacles à l'inégalité sociale la persistance de préjugés et leur manifestation dans des mentalités, des partis pris, des attentes et langages. Si l'on avait voulu s'attaquer à ces problèmes plus évanescents, la Théorie aurait pu être l'outil parfait du fait de son accent mis sur les systèmes de pouvoir et de privilèges tels que perpétués par les discours. Mais parce qu'elle était déconstructiviste de A à Z, d'une manière aussi radicale qu'aveuglement sceptique, et que son nihilisme n'avait rien de ragoûtant, elle était peu adaptée à des objectifs concrets.
Les nouvelles théories sont apparues au sein du postcolonialisme, du black feminism (ou afro-féminisme, une branche du féminisme créé par des universitaires afro-américaines qui se focalisent autant sur la race que sur le genre), du féminisme intersectionnel, de la Théorie (juridique) de la race et de la théorie queer. Autant de champs de recherche visant à décrire le monde de manière critique afin de le changer. Dans ces domaines, les chercheurs n'ont eu de cesse d'avancer que, si le postmodernisme était susceptible de révéler la nature socialement construite du savoir et ses "problématiques" connexes, l'activisme n'était tout simplement pas compatible avec son scepticisme radical et total. Pourquoi? Parce qu'il fallait admettre la réalité et des injustices subis par certains groupes en fonction de leur identité: autant de concepts qu'une pensée postmoderne radicalement sceptique déconstruisait trop volontiers. Certains Théoriciens s'en sont donc pris aux privilèges de leurs prédécesseurs, attestés par leur capacité à déconstruire l'identité et l'oppression d'origine identitaire. Des aînés tancés comme trop blancs, trop hommes et trop occidentaux, leur ironie, leur scepticisme radical vus comme autant de preuves d'une société structurée à leur profit. Si les nouveau Théoriciens allaient effectivement garder une bonne partie de la Théorie, ils le feraient non sans totalement délaisser l'identité stable et la vérité objective. Deux notions qu'ils allaient, au contraire, exploiter en arguant que certaines identités étaient bien privilégiées par rapport à d'autres et que ces injustices étaient objectivement vraies.
Si les premiers penseurs postmodernes ont démantelé notre compréhension du savoir, de la vérité et des structures sociétales, les nouveaux Théoriciens l'ont entièrement reconstruite pour qu'elle colle avec leurs propres narrations, dont beaucoup venaient des moyens et des valeurs du militantisme politique de la Nouvelle Gauche, elle-même produit de la Théorie Critique de l'École de Francfort. Dès lors, si les premiers Théoriciens (postmodernes) n'avaient grosso modo aucun but et se servaient de l'ironie et du ludisme pour renverser les hiérarchies et perturber ce qu'ils considéraient comme des structures injustes de pouvoir et de savoir (ou de savoir-pouvoir), les postmodernes de la seconde vague (l'appliquée) ciblaient le démantèlement des hiérarchies et formulaient des discours de vérité sur le pouvoir, le langage et l'oppression. Avec son tournant appliqué, la Théorie a également subi une mutation morale en adoptant un certain nombre de croyances sur le bien et le mal du pouvoir et des privilèges. Les premiers Théoriciens se contentaient d'observer, de déplorer et de s'amuser avec ces phénomènes; les nouveaux voulaient réorganiser la société. À leurs yeux, si l'injustice sociale était causée par la légitimation de mauvais discours, alors il était possible d'obtenir la justice sociale en les déligitimant et les remplaçant par de bons discours. Les chercheurs œuvrant dans les sciences humaines et sociales modelées par la Théorie se sont ainsi mis à constituer une communauté morale de gauche, et non plus seulement une communauté purement académique - un organe intellectuel bien plus intéresser par la profession d'un devoir-être que par une tentative d'évaluation détachée de ce qui est. Soit ce que font en général les églises, pas les universités.