La lecture du livre de
Gérard Prunier s'impose à qui veut comprendre la crise du Darfour. Pour avoir arpenté la Corne depuis plus de trente ans, depuis l'Ouganda d'Idi Amin auquel il consacra sa thèse jusqu'à l'Ethiopie où il dirigea longtemps le Centre français d'Etudes éthiopiennes, en passant par la Somalie ou le Kenya dont il reste l'un des meilleurs experts,
Gérard Prunier connaît bien cette région et ses fausse évidences. Grâce à lui, le Darfour n'est plus seulement une crise humanitaire lointaine, terriblement violente et inéluctable. La crise du Darfour devient, par sa plume alerte, une crise authentiquement politique.
Situé aux confins du Tchad et du Soudan, le Darfour n'a jamais intéressé personne. Ce territoire grand comme la France est formidablement enclavé. Equidistant de l'Atlantique et de la Mer rouge, le Darfour est séparé de la Méditerranée par la barrière du Sahara. Au Sud, la malaria et les mouches tsé-tsé freinent les échanges (p. 26). Pendant plusieurs siècles le sultanat du Darfour vécut à l'écart de l'Histoire. Elle le rattrapa au tournant du XXème siècle, une première fois en 1874 sous l'effet de la conquête du Soudan par les Turco-Egyptiens, une seconde en 1916 sous les traits du colon anglais. Pour autant, avant comme après l'indépendance du Soudan en 1956, le Darfour demeura un territoire périphérique. Pendant la colonisation, pas plus d'une demi-douzaine d'administrateurs britanniques en assuraient la gestion. L'indépendance n'y a rien changé et Prunier - qui n'a guère d'indulgence pour le régime de Khartoum - montre le dédain dans lequel les awlad al-beled (les Arabes de la vallée du Nil) tiennent les awlad al-gharb (les habitants de l'Ouest).
Aussi n'était-il guère surprenant que se développent, dans ces marges délaissées, des mouvements politiques voire insurrectionnels réclamant sinon du pouvoir du moins de l'attention : le DDF dans les années 60, le SFDA après le coup d'Etat de 1989, enfin les guérillas du SLM et du JEM au début des années 2000. Face à cette guérilla, le régime de Khartoum lança une contre guérilla en armant des miliciens, les janjawid qui acquirent vite une sinistre réputation. Les villages suspectés d'abriter des guérilleros étaient razziés ; à cette campagne d'extermination succéda une campagne d' "attrition" (p. 229) par la faim et les maladies au moins aussi mortellement efficace.
La crise du Darfour est-elle, comme l'a écrit Alex DeWaal, une contre insurrection qui aurait mal tourné ?
Gérard Prunier soutient au contraire que "la réponse armée ... d'un groupe racialement marqué ... décidé à mettre au pas un groupe ethnique qu'il considérait comme inférieur ... ne pouvait que déraper" (p. 255). Y a-t-il pour autant génocide ? L'auteur pense que non, tout en soulignant que l'émoi suscité par le crime de 300.000 individus ne saurait varier selon que ses auteurs aient ou non des motivations génocidaires. Toujours est-il que manque probablement à ce génocide ambigu une intentionnalité, une "conférence de Wannsee africaine" (p. 257), tout comme subsiste pour l'avenir une possibilité de vivre ensemble au Darfour qui semble avoir abandonné le Rwanda des Tutsis et des Hutus
Gérard Prunier consacre un chapitre passionnant à la perception de cette crise dans l'opinion publique internationale. Il souligne combien le conflit au Sud-Soudan a constamment biaisé l'appréhension de la crise au Darfour. Pendant plus de vingt ans, la communauté internationale a oeuvré à la fin de la guerre au Sud et, alors que les négociations allaient bon train au Kenya en 2003-2004, elle a refusé de se laisser distraire dans ses efforts par une autre guerre. Cet aveuglement a une seconde cause : l'obnubilation culturaliste qui caractérise nombre d'observateurs du Soudan. Pour beaucoup, la coupure entre le Nord musulman et le Sud chrétien est l'unique grille de lecture de la géopolitique soudanaise. Cette explication n'est pas sans fondements ; mais elle ne suffit à rendre compte ni de la guerre au Sud Soudan ni des autres rivalités, notamment inter-musulmanes, qui marquent l'espace soudanais. L'aveuglement a cessé en 2004 et le Darfour est macabrement devenu à la mode. Mais, sous l'effet combiné du tsunami asiatique et de l'euphorie de l'accord de paix "global" de Naivasha signé le 9 janvier 2005 entre le SPLM et Khartoum, l'opinion internationale s'est lassée, abandonnant à l'Union africaine et à l'ONU la gestion de cet obscur conflit.