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sur 1022 notes
Face à un sujet aussi casse-gueule, Abel Quentin aurait pu recourir à la dystopie pour façonner la réalité qui émerge du discours idéologique. Ou déployer une analyse philosophique avec une charge pamphlétaire pour piéger la dialectique aporétique. Mais l'auteur français a opté pour le roman. Un roman implacable constitué de cet insaisissable air du temps qui voit de manière bruyante le débat s'effacer au profit des affrontements, le dialogue être supplanté par les affirmations péremptoires et les identités figées par les assignations politiques.

Le voyant d'Étampes a été un réel plaisir de lecture. Non parce qu'on assiste à la débâcle d'un ancien prof d'université terrassé par une vague médiatique, mais parce que dans un récit délivré à la première personne pénétré d'une lucidité sensible, Abel Quentin nous place rapidement, comme par mimétisme, dans le même état de stupéfaction que son protagoniste. Lorsque l'hostilité dont il fait l'objet emporte toutes les digues de protection patiemment édifiées autour de lui, c'est aussi l'idéal universaliste qui nous est familier qui se disloque...

Bien évidemment il y a une dimension égotiste à laquelle on ne peut échapper. Il n'en demeure pas moins que l'auteur brille dans sa démonstration : il nous berce d'illusions avec un sentiment de nostalgie et d'ironie mêlées jusqu'à l'irruption de la cavalcade et de ses coups de butoir se manifestant sous forme d'échos lointains. Et surtout il ne pas rate sa cible en choisissant un homme à la vie médiocre mais forgée par l'intelligence et le sens de la concorde, de quoi lui donner de la substance et nous épargner les phrases ponctuées de points d'exclamation effarés. Il pratique l'analyse rétrospective avec l'agilité d'un chat et son esprit conciliant nourri par sa jeunesse mitterrandienne désamorce toute critique de tempérament réactionnaire.
Aussi lorsque notre spécialiste de la guerre froide se voit rattrapé par l'époque et se faire écraser sans ménagement contre le mur construit avec les dissidences contemporaines, il apparaît presque pour un romantique perdu dans un monde mufles.

Abel Quentin est doué. Il y a des qualités littéraires indéniables chez lui avec une aisance à démasquer habilement les hypocrisies, écailler les faux-semblants avec une précision cruelle.
Mais j'aurais aimé que ça se crochète un peu plus. Même si le récit se concentre sur les sensations de son héros malheureux subissant les assauts d'une armée d'ombres, les oppositions obéissent à un exercice un peu trop mécanique à mon goût. J'ai eu la sensation que les contradicteurs étaient réduits à un rôle purement fonctionnel.
Ce livre a été pour moi avant tout la révélation d'un auteur talentueux.

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Il a figuré parmi les quatre derniers finalistes du Goncourt. Peut-être même méritait-il la récompense suprême. Mais en ces temps où l'on n'évoque l'esprit « woke » qu'avec des pincettes, le Voyant d'Etampes est si politiquement incorrect, que la lui attribuer aurait pu déclencher un scandale chez Drouant lors de la proclamation des résultats. On aurait pu entendre certains s'écrier : La honte !… ou bien : on se lève et on se casse !… Et d'autres auraient prévu de venir à poil l'année prochaine…

Le narrateur, Jean Roscoff, vient de prendre sa retraite de maître de conférences à la fac d'histoire. Une carrière décevante, passée à enseigner la guerre froide et la politique américaine dans les années cinquante à des étudiants indifférents. Il avait bien tenté de la relancer, en 1995, en publiant un essai sur l'affaire Rosenberg, du nom de ce couple exécuté aux Etats-Unis pour espionnage au profit de l'URSS. Mais la thèse qu'il y soutenait de leur innocence fut anéantie le jour même de sa parution, par la déclassification de documents secrets Défense prouvant leur culpabilité. Ou comment se retrouver gravement discrédité ! C'était pas de chance, mais voilà, Jean Roscoff est un loser. Et consommation de spiritueux n'apporte pas de consolation spirituelle.

Sa femme, une consultante en top-management, l'a quitté. Sa fille Léonie, la prunelle de ses yeux, est en couple avec une militante woke particulièrement radicale. Celle-ci ne lui dissimule pas le dédain que lui inspire son privilège de mâle sexagénaire bien né. Il a beau évoquer son action lors du lancement de SOS Racisme et sa participation à la marche des Beurs en 1985, ses labels d'un antiracisme datant de trente-cinq ans tombent à plat.

Dans l'espoir d'une réhabilitation sur le tard, il tente une nouvelle expérience littéraire. Exhumant un ancien projet de jeunesse, il écrit et publie la biographie d'un obscur poète américain, Robert Willow, un sympathisant communiste poussé de ce fait à s'exiler à Paris, où il côtoie Jean-Paul Sartre et les existentialistes, avant de s'installer à Étampes pour se consacrer à sa poésie, puis de se tuer en 1960 dans un accident de la route. Jean Roscoff ne manque pas de talent, ses proches trouvent l'ouvrage brillant, tout en étant conscients qu'il est par nature voué à une diffusion confidentielle. Mais lors de la première séance de dédicaces, on pose à l'auteur une question qui va tout changer.

Prisonnier de son antiracisme universaliste à la mode de Touche pas à mon pote !, Jean Roscoff ne voit pas venir le piège, pas plus qu'il n'avait prêté attention à la couleur de peau de Robert Willow, ni perçu les actuelles tendances intellectuelles et activistes, dites « éveillées », à expliquer une oeuvre par l'origine ethnique de son créateur. Roscoff est taxé d'appropriation culturelle, ce qui pour ses accusateurs et -trices, équivaut à un forfait d'« oppression dominatrice à caractère raciste, néo-colonialiste, néo-impérialiste » et j'en passe.

Un forfait dont il faut le punir et qui déclenche un déchaînement incontrôlable de harcèlement vindicatif sur les médias et les réseaux sociaux. Les radicaux lancent les anathèmes, des minables planqués derrière l'anonymat du web embrayent sur les injures et les menaces, puis quelques abrutis en mal de mauvais coups passent à l'acte.

Le livre est à la fois drôle et effrayant. Drôle car on rit des mésaventures du malheureux Jean Roscoff qui n'en rate pas une. Effrayant parce que les péripéties fictives issues de l'imagination fertile de l'auteur sont tout à fait vraisemblables. Leur orchestration est d'une fluidité redoutable.

Avocat dans le civil, l'écrivain dont le pseudonyme est Abel Quentin dispose d'une verve étincelante et variée. Sa prose est à la fois maîtrisée et souple. de longs monologues mélancoliques à la syntaxe parfaite laissent place aux réflexions à voix basse ou haute d'un homme qui s'interroge, puis aux répliques furieuses d'un accusé qui se débat. Peut-être une légère et excusable tendance à la verbosité, qui pourrait ennuyer quelques lecteurs. Mais à l'arrière-plan, de la première à la dernière page, la présence mordante d'une ironie amère au service d'une dénonciation par l'absurde.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
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C'est l'histoire d'un universitaire francais qui ecrit un bouquin sur un poete americain. Pratiquement inconnu. Un poete communiste qui a quitte l'Amerique pour s'exiler en France. Un poete jazzman qui a grandi dans un quartier de la bourgeoisie noire (notez le terme, svp.) de Washington et a fait ses etudes au sein de l'universite noire (vous suivez?) Howard. Un communiste qui a fui le McCarthysme pour se retrouver a Paris dans l'entourage de Sartre et a fini par s'isoler dans un coin perdu pour composer, en francais, des poemes a la Villon.


Sortir un poete de son anonymat c'est le reve de tout chercheur universitaire. Dans le cas du heros de ce livre ce sera son cauchemar. On l'attaque parce qu'il n'a pas accorde a la race du poete assez d'importance. Ce qui a toute l'importance pour ses detracteurs. Ce qui prime tout. Et lui qui a vu en ce poete un homme doue, interessant par sa demarche, sans s'appesantir sur la couleur de sa peau et tout jauger par elle, qu'est-ce qu'il est, lui, pour ses detracteurs, et pour la plus grande partie de son entourage? Un sale raciste blanc.


Heureusement le livre est ecrit avec beaucoup d'humour. Et le heros est assez minable pour qu'on puisse et le prendre en pitie et se gausser de lui. Il n'est pas sympathique, pas du tout, mais le livre par contre, tres sympa. Oui, tres sympa. Alors je le referme en souriant. Abel Quentin m'a concocte un beau roman, m'a servi un piquant morceau de fiction.
Heureusement , n'est-ce pas?, que la fiction n'est pas la realite.

Parce que la realite? La realite, c'est un auteur francais de livres jeunesse qui ecrit un livre antiraciste mais se voit interdire de publication aux USA parce que son heros est noir. Un blanc qui ecrit sur un noir? Predation identitaire! Sacrilege! La realite, c'est une autrice neerlandaise qui se voit interdire de traduire une poetesse noire. Appropriation culturelle! Grand crime devant l'Eternel!
Ah! Quelle erreur, madame Beecher Stowe, d'avoir ecrit La case de l'oncle Tom! Ah! Monsieur Cooper, demandez pardon aux mohicans!


Le politically correct est devenu woke. Un seul woke vous parle et tout est racise. Et le bon antiracisme de ma jeunesse est en passe de devenir un racisme anti-blanc. Ce blanc qui doit faire tous les matins a son reveil son mea culpa. Pas n'importe quel blanc. le blanc occidental, celui qui a des genes imperialistes, colonialistes, esclavagistes. Contrairement par exemple aux blancs arabes ou autres non blancs que leur passe conquerant, colonialiste, esclavagiste, ne gene ni eux ni personne. Il n'y a que le blanc occidental, degenere par definition, qui doit demander pardon autour de soi pour son passe.
La bonne vieille lutte des classes est submergee par des luttes identitaires. La pas bonne vieille censure religieuse est remplacee par une censure racisee.


Et moi? Je crois que je suis reste fidele a l'anti-racisme de ma jeunesse. Un anti-racisme simple et pas complique. Tous les hommes (femmes) sont egaux. Tous les hommes (femmes) sont beaux. Chacun son teint. Chacun sa couleur. Tous beaux. Mais que voulez-vous? Tous ces nouveaux wokes, avec leur intolerance, leur acharnement, leurs interdits bebetes, leur nouvelle censure, ils me les cassent!
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Je continue de rattraper mon retard et d'écluser un peu ma PAL. Au menu ces jours ci, ce roman d'Abel Quentin dont le premier roman "Soeur" m'avait beaucoup plu.

Jean Roscoff est un universitaire de gauche, ancien militant de SOS Racisme, nouvellement à la retraite. Pour occuper celle-ci, il reprend un projet littéraire: écrire un livre sur un poète américain, Robert Willow, réfugié en France, à la suite du Maccarthysme. Déçu du communisme, celui-ci va avant de connaitre une fin tragique, publier quelques recueils de poèmes en français.
Ce livre aurait du rester confidentiel, mais Jean Roscoff a négligé un point: Robert Willow était noir. Les réseaux sociaux vont lui tomber dessus, avec une violence verbale d'abord, mais qui ira ensuite jusqu'à l'agression de sa fille.

J'ai trouvé la mise en place du roman, jusqu'à la parution du livre un peu longue, un peu répétitive. le rythme s'accélère ensuite et le déchaînement qui va suivre, magnifiquement décrit par l'auteur, m'a effrayée : je n'ai pas beaucoup ri à cette lecture,
Et ce vieil universitaire, ivrogne, non politiquement correct, m'est devenu infiniment sympathique. Il essaie lui au moins de comprendre ceux qui le crucifient, il se documente, il étudie leurs théories et admet qu'il a sans doute quelques torts. Face à la meute, dont aucun ou presque n'a lu son roman, il est cependant démuni. Et cette meute n'est pas seulement constituée d'internautes hystériques, la mise en accusation est relayée par des journaux réputés. Qu'en est-il du travail de journaliste dans ces cas-là ?

J'ai pensé en lisant ces lignes à la plaidoirie de Richard Malka au procès de Charlie (lisez son livre magnifique) qui pointe les compromissions et les lâchetés d'un monde bien pensant qui laisse l'intolérance progresser sous couvert de ne pas stigmatiser.
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Jean Roscoff est si pathétique qu'il en serait presque drôle si son histoire ne touchait pas un nerf de notre époque. Tout compte fait, il m'aura surtout émue et même attendrie. Ce n'était pourtant pas gagné avec ce boomer trop porté sur la bouteille, universitaire raté, avide de s'illustrer sur le tard avec un essai consacré à Robert Willow, poète américain méconnu qui vécut à Paris. Mais notre anti-héros a décidément le don de faire les mauvais choix. le voilà accusé d'appropriation culturelle (Roscoff y a à peine prêté attention, mais Willow était noir) et précipité malgré lui au coeur d'une tourmente sur les réseaux sociaux et dans la vraie vie.

De sa plume trempée dans le vitriol, Abel Quentin sonde les crispations contemporaines autour des nouvelles luttes antiracistes et intersectionnelles, la crise de l'universalisme et des gauches, les dérives des réseaux sociaux et de la cancel culture. le ton est mordant, la précision quasi-sociologique, les débats restitués avec justesse et les nuances qui font trop souvent défaut dans la foire d'empoigne qui se déchaîne en permanence sur les réseaux. Une lecture particulièrement éclairante (si vous ne savez pas ce que signifie « racisé » ou « privilège blanc », vous savez ce qu'il vous reste à faire), mais il n'y a pas que cela.

Les failles de Roscoff, ses tentatives de comprendre ce qui lui arrive sont poignants. le voilà qui se braque et s'agrippe désespérément, naïvement à son engagement dans « la marche des beurs » – comment peut-on le taxer de racisme ? Qui doute malgré tout, réinterroge l'histoire de Willow, ne peut s'empêcher de constater la force des arguments qui lui sont opposés. Et entre les deux, des personnages bien sentis qui incarnent tout un spectre de façons plus ou moins reluisantes et opportunistes de se positionner dans la tempête.

L'enquête déclenchée par ces questionnements à propos de Willow est passionnante, sur fond de guerre froide et de bouillonnements politiques, des États-Unis maccarthystes au Saint-Germain des prés des années 1960, de l'apogée du Parti socialiste aux clivages contemporains. Willow offre un fil conducteur énigmatique, empreint d'un mystère qui a piqué ma curiosité et m'a fait tourner les pages.

Une lecture prenante et intelligente qui donne à réfléchir, invite à prendre de la hauteur. Et témoigne de façon éloquente du rôle (peut-être plus essentiel que jamais) que peut jouer la littérature en tant que fenêtre ouverte sur le ressenti d'autrui.
Lien : https://ileauxtresors.blog/2..
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C'est l'histoire d'un voyant qui n'a rien vu venir.
Jean Roscoff cumule les tares : outre le fait d'être un homme, il est Blanc, il a 65 ans, il est hérérosexuel, divorcé, prof d'Histoire retraité, alcoolique, et il écrit un essai sur un obscur poète américain qui a fui le McCarthysme pour se réfugier en France en 1953. La publication de son ouvrage va le projeter au coeur d'une polémique intense comme le wokisme contemporain sait en produire, et le monde de Jean Roscoff va s'effondrer.

J'ai adoré ce jeu de massacre jubilatoire, qui pousse au paroxysme (mais en restant crédible) les effets de la pensée woke conjuguée à la vitesse de répercussion des réseaux sociaux, où l'absence de recul empêche tout discernement. La charge contre ce mouvement de conscientisation est énorme, mais elle est menée avec une finesse d'autant plus délectable que l'auteur n'oublie pas de souligner la lâcheté des intellectuels et politiciens, prompts à se ranger du côté de l'émotion aux dépens de la raison. le roman offre alors le reflet effarant et burlesque d'une société où les repères explosent les uns après les autres, jusqu'à instaurer une nouvelle échelle de critères de la souffrance, dans laquelle "l'ouvrier agricole languedocien payé une misère n'est plus un damné de la Terre, il ne peut plus prétendre n'avoir rien : il jouit du privilège blanc."
J'ai beaucoup admiré aussi l'aptitude d'Abel Quentin, 35 ans, à se glisser dans la peau d'un homme de 65 ans contraint de s'adapter aux nouveaux mots et concepts en vigueur ("Je ne maîtrisais pas les mots de mon temps. Pire : je ne les connaissais même pas."), et forcé de se remettre en question alors qu'il se considère comme un modèle d'universitaire camusien. Ce décalage générationnel et les incompréhensions qu'il suscite sont retranscrits avec une justesse piquante et touchante, qui ne sombre jamais dans le cynisme amer.
Ce roman est donc un régal de lecture, entre rebondissements comiques et réflexions sur l'identité, sur le bilan de la Gauche au pouvoir, sur la remise en cause des principes républicains universalistes. C'est brillant, enlevé, impeccablement nuancé, à la fois grave et léger, bourré d'humour : une totale réussite.

Tant d'intelligence et de pertinence dans un si petit objet en font le cadeau idéal pour ces fêtes de fin d'année. Il peut même, éventuellement, remplacer une paire de lunettes pour aider à mieux y voir...
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Roscoff est un universitaire fraîchement retraité. Il a un léger problème avec l'alcool et ne s'est toujours pas remis de son divorce avec Agnès, sa femme. Heureusement sa fille Léonie lui a gardé toute sa considération : "Léonie me regardait comme si j'étais Gilles Deleuze ou Roland Barthes alors que j'étais un vieux soiffard guignolesque."
Ce n'est pas le cas de Jeanne qui vit en couple avec sa fille. C'est une woke pure et dure, une sorte de Robespierre du wokisme, prête à couper des... : " Jeanne me toisait de son regard impitoyable : celui qu'elle aurait posé sur un déchet non recyclable, ou un objet à l'obsolescence programmée. J'étais un homme hétérosexuel, donc un oppresseur. Pire un violeur en puissance. Il n'y avait qu'à tendre mes couilles entre les lames du sécateur justicier...Jeanne en avait marre de la componction des mâles autosatisfaits, elle en avait marre des hommes qui voulaient être félicités parce qu'ils n'attrapent pas les femmes par la chatte, qui voudraient être applaudis parce qu'un jour, ils ont battu le pavé avec un ami noir." C'est vrai quoi, y en a marre !
Roscoff pense très souvent à son ex : "J'enrageais, j'imaginais Agnès discutant de moi avec un psy chauve et bon, avec une capacité d'écoute inépuisable, et ils parleraient de moi comme d'un fou furieux, une espèce de pervers immature qu'il faudrait manipuler précautionneusement." Malgré tout, notre héros garde le secret espoir d'une réconciliation avec son ex : " J'étais élégant, j'avais enfilé mon col roulé brou de noix à coudières renforcées et vissé une casquette de chasseur, dans l'espoir infantile, je m'en rends compte à présent, que Léonie répète à mon ex-femme qu'elle m'avait trouvé en forme et chic et qu'Agnès suspecte quelque chose de mon côté, une aventure avec une ballerine du Bolchoï, un truc qui la rendrait folle de jalousie et la jetterait dans mes bras, les lèvres brûlantes."
Son ami Marc est un avocat d'affaires : " le monde de Marc était celui des larges avenues, des cavalcades de tapis empourprés, des scooters à trois roues, des courriers à en-tête sur papier moelleux, des meubles design, des chaussettes parme, des initiales brodées sur des chemises Charvet, des talons aiguilles et de l'argent."
Notre héros a écrit un essai sur Willow, un poète américain qui a vécu à Etampes. Dans son livre, Roscoff a tout simplement oublié de préciser que Willow était noir. Badaboum, grossière erreur ! Une tonne d'emmerdements lui tombe alors sur la tronche. Il veut en parler à Marc puis lucide se ravise : " Je décidai de garder cette introspection pour un interlocuteur plus arrangeant, quelqu'un qui combine une solide capacité d'écoute et un certain degré de corruption morale – un vieux prêtre pédophile, par exemple, aurait pu faire l'affaire."
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Le poète dont parle Jean Roscoff, s'appelle Willow, le saule pleureur: par association d'idées, Willow weep for me, Billie Holiday, qui est morte parce qu'elle était noire et qui nous fait sangloter avec son Strange fruits.
Ce Willow dont Roscoff a vu la photo, est né dans un quartier huppé de Noirs américains, a étudié à Howard University, l'Université des Noirs que Coleman, le héros de la Tache, refuse d'intégrer, puisqu'il a choisi de se déclarer blanc.
Rien de tout cela dans le Voyant d'Etampes. Willow est noir ou métissé, ce qui revient au même dans les années 50 dans l'Amérique du Maccarthysme. Comme les Rosenberg, il est communiste. Il fuit donc en France, connaît Sartre, les filles, les boites de jazz. Et termine sa vie en ermite à Etampes, où il se tue comme Camus sur une route ( la route photographiée sur la couverture, on voit bien l'impact )

Problème : non seulement Roscoff ne mentionne pas dans son livre que Willow est noir, car c'est la poésie et le jazz qui lui semblent intéressants, mais en plus, s'il en avait parlé, on lui aurait reproché son désir malsain d'appropriation culturelle, et, ça, c'est vraiment pas joli, joli, « confisquer la voix » d'un « racisé ».

Racisé, concept puritain pour ne pas nommer la couleur, et qui pourtant ne parle que de la couleur, pas du statut social. Ce sont les non-blancs.

Car Second problème, soulevé par Abel Quentin, citant la petite mamie souriante, Peggy MacIntosh, née dans un milieu très favorisé, auteur d'une « étude » déclarant que les blancs, tous les blancs, se considèrent comme la norme, ont tous un statut social plus élevé, bref le suprématisme blanc n'est pas à discuter. White privilège. Tous les blancs sont racistes par définition, surtout inconsciemment. « Y compris l'ouvrier agricole languedocien payé une misère n'était plus un damné de la terre, il ne pouvait plus prétendre n'avoir rien : il jouissait du privilège blanc. »
(Réflexion personnelle : comment remédier à ce péché originel? )

La fille de Roscoff lui explique que cela ne suffit pas : sa copine est woke, et pratique une approche intersectionnelle : « femme non racisée et lesbienne, je suis à la fois agent d'oppression, parce que blanche, et victime d'oppression, parce que femme et homosexuelle » .
L'un rachetant l'autre, si elle est victime quelque part, c'est mieux. (Deuxième réflexion personnelle : l'homosexualité masculine serait elle un cumul de deux oppressions ? )
Inutile de redire la descente aux enfers de Jean Roscoff, 123 babeliotes s'en sont fort bien chargé.
Cependant une troisième question, avec dimension plus qu'intersectionnelle : les féministes peuvent elles admettre dans leur giron ( enfin façon de parler) les trans ? Non, dit la nouvelle puritaine autocrate et raciste (contre les vieux hommes blancs, surtout, elle les connaît, les blancs, leur lutte SOS raciste, leur marche des beurs, on ne lui fait pas, à ELLE !) car pour elle, ce qui compte, pauvre Simone de Beauvoir, ce n'est pas de devenir femme , c'est d'être née avec des organes féminins indiscutables. « Les trans risquent d'être les chevaux de Troie du patriarcat masculiniste pour infiltrer le forum » Transphobie. (troisième réflexion personnelle : de plus, ils perdraient quand même 30 % de leur salaire en devenant femme , mais bon.).
Se greffe un quatrième problème, posé par Roscoff : comment faire admettre à un musulman la reconnaissance du genre ? Sans faire le jeu ( Cf notre époque) de l'islamophobie ? Ça non plus, c'est pas beau.
Le débat fait rage et même les hyper-féministes sont obligées de trancher ( Non, pas comme dans le film de Marco Ferreri : « la dernière femme » !) : puisque les violeurs sont souvent paupérisés et racisés », mieux vaut en oublier la pénalisation.

Le bémol que je ferai, c'est que Abel Quentin, peut-être par peur d'être ostracisé comme son héros Jean Roscoff, a volontairement ridiculisé ce dernier : il radote ses faits d'armes militantes d'il y a presque 40 ans, et me fait penser en cela aux assertassions inévitables parlant du colonialisme dès qu'il s'agit de l'Afrique. Un peu tard pour s'insurger, c'était il y 62 ans. Roscoff, antihéros alcoolique, ça, on admet, mais prêt à tout pour donner raison à ses détracteurs, un parodie de vieillesse radoteuse et finie, une suite de répétitions inutiles, car les woke s'en battent l'oeil de SOS racisme.

Nous y sommes, nous les papys et mamies antiracistes. Depuis le début, un racisme antiraciste dénoncé par Franz Fanon, nous broie. Rien n'est drôle entre les sanglots de Billie Holiday, le vrai racisme qui tue, et les certitudes qu'il y a des critères moraux intangibles, que la nouvelle Inquisition n'a pas besoin de preuves ; elle a besoin de l'aveu du futur supplicié. Woke, le racisme new âge, ou musique d'assignation identitaire ? Nous y sommes.
Pas de quoi rire.
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Les premières pages du « Voyant d'Etampes » donnent le ton, on va suivre Jean Roscoff, un héros sexagénaire, un peu alcoolique, universitaire à la retraite, ex militant de gauche, en butte à l'hostilité d'une société pour qui être un mâle hétérosexuel « non-racisé » est un handicap.
La compagne de sa fille ne se gêne pas pour lui démontrer qu'il a tort sur tous les plans, son soi-disant antiracisme n'est que du mépris pour les « racisés », son engagement de gauche est dépassé et ses valeurs ne sont pas dans l'esprit « woke » actuel.
Et il a beau sortir son joker « Mais j'ai fait la marche des Beurs en 1983 », il ne réussit qu'à la rendre plus agressive.
Son ex-femme lui rappelle combien il l'a déçue en s'endormant sur ses lauriers après les glorieuses années militantes de sa jeunesse.
Heureusement il va tous les surprendre avec la publication d'un essai auquel il travaille depuis longtemps, une biographie d'un poète noir américain méconnu et venu se réfugier, et mourir, en France à Etampes.
Mais bien sûr cette publication sera une catastrophe et le monde des réseaux sociaux va l'anéantir sans qu'il trouve le mode d'emploi pour se défendre !


Quel talent et quel ton caustique pour évoquer les maux de notre époque !
L'auteur (il a la trentaine) sait se mettre dans la peau d'un sexagénaire aigri et dépassé par les excès en tout genre de la société actuelle.
Le ton m'a fait penser à David Lodge qui a su si bien prêter sa plume à la description d'universitaires dépressifs malmenés par leurs collègues ambitieux et empêtrés dans leurs liaisons compliquées. Gageons qu'il aurait pointé les mêmes travers de l'époque s'il écrivait encore !
Une vraie réussite donc pour ce roman intelligent, original et au ton corrosif à souhait, et dont la chute, imprévue, donne la morale de l'histoire.
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"Le voyant d'Etampes" est un livre remarquable, cynique, drôle, mais au fond angoissant. Il dénonce les travers de nos sociétés actuelles via l'histoire d'un universitaire retraité, fraîchement divorcé, et fortement alcoolisé. Notre "héros" s'attèle à raconter la vie d'un poète américain, communiste, ayant fui les USA pour la France au début des années 50 et mort sur une route de campagne. Il va également faire l'analyse des poèmes dudit auteur.
Et va déclencher un tollé d'une violence inouïe contre lui.
.
Arrive alors la description des nouveaux travers de notre société : une forme d'intolérance liée au "wokisme" (à partir de quand est-on raciste? qu'est-ce que l'appropriation culturelle ? car en effet le poète américain est Noir), la réaction ultra violente et sans réflexion des réseaux sociaux (une charge incroyable contre un livre... non lu bien sûr !), la violence verbale se concrétisant physiquement....
.
Un livre que j'ai trouvé passionnant du début à la fin, servi par un style magnifique. Qu'est-ce que c'est bien écrit ! Comme j'aimerais être capable d'écrire comme ça !
Tout y est décortiqué méticuleusement, on souffre avec le "héros", on s'interroge avec lui.... et en ce qui me concerne, comme lui, je découvre ces nouveaux maux de notre société....
.
J'ai adoré la fin, excellente !
En fait ce livre qui est le 2e de l'auteur m'a donné envie d'aller voir le 1er.
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