Si je veux m'en tirer, il me faut de la volonté. Ce n'est pas en me cloîtrant dans une pièce désertique qu'on fera de moi une ex-boulimique. Ce n'est pas en me coupant les mains ni en éloignant la bouffe de moi que je trouverai le bonheur, ni en m'expatriant sur une île, mais en soignant ma tête pour avoir un autre rapport au monde, pour vivre parmi les autres, appartenir à mon époque, suivre le flux de la vie sans être terrorisée, vivre dans le monde tel qu'il se présente, avec ses exigences, ses commerces et boulangeries. Donc, je dois absolument admettre mes limites et solliciter une aide médicale et psychologique.
Je n'ai pas un sou. Que des restes du genre pain rassis, chocolat noir en promo chez Ed, spaghettis. En fouillant ma poubelle, je trouve des biscuits ramollis par les détritus. Je ressors quelques rescapés et les nettoie des cendres de cigarettes qui se sont incrustées dans la croûte. Ça pue un peu. Mais c'est comestible. Et ma vie? Elle ne pue pas, ma vie?
En fouillant davantage, je trouve une boîte de raviolis à moitié vide.
Ça doit faire trois jours que je n'ai pas descendu la poubelle. Tant mieux. Par terre, je fouille encore à la recherche de quelques autres immondices à avaler.
Entre déchets on se comprend.
Je tue mon angoisse an mangeant. Parce que, au moment où je gloutonne, mon cerveau disjoncte, mes pensées se noient dans l'incohérence.
Je m'affole à la vue de ce calmant à ma portée. Je n'ai que deux mains, dix doigts, une bouche.
Je voudrais être un Martien pourvu de tuyaux sur tout le corps pour recevoir cette précieuse nourriture.
Quand je bouffe, je ne suis plus qu'un ventre, car je ne sais pas être moi en entier. Rien ne me résiste. Je suis toute-puissante. J'ai trouvé la solution qui empêche de grandir. Je m'adore et me déteste à la fois.
Sans mon pare-chocs boulimique, je suis à vif. Incapable d'endurer le quart des souffrances qu'avant j'encaissais sans broncher.