Les qualités de ce livre : il aborde un sujet peu frayé et passionnant, la construction d'une science cartographique européenne du XVI° au XVIII°s, au contact de la Chine et du Japon que visitaient les missionnaires jésuites espagnols, italiens et portugais. L'Europe élabore une connaissance de l'Asie par le biais de ses tentatives de conversion au catholicisme d'un pays, la Chine, reconnu comme hautement civilisé. A l'opposé des pratiques courantes en Amérique colonisée, les religieux se font recommander auprès des grands des dynasties Ming, puis Qing (mandchoue) qu'ils essaient de séduire par leur science et leur technique. Ils s'intègrent facilement dans la haute administration mandarinale et occupent des postes de pouvoir, profitant de la situation religieuse complexe de la Chine, prise entre le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme. Ce livre fait donc une histoire des relations intellectuelles et diplomatiques entre la Chine et l'Europe à l'époque moderne. Il examine le progrès des savoirs géographiques, ethnographiques, linguistiques et autres, qui s'affinent et se structurent au contact de ces expériences. Je n'avais jamais lu de livre qui s'occupe de faire une telle histoire épistémologique, insistant sur la science des cartes, et mettant au jour une si riche créativité en Europe catholique de cette époque (dont ne surnage, dans les mémoires, que le procès de Galilée, tandis que l'on envoie en Chine des jésuites astronomes "galiléens").
Les défauts : l'auteur manie à la perfection le patois affreux de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Une science a certes besoin de forger son propre langage pour exister, et c'est même vrai des sciences humaines. Mais ici, l'expression m'a paru inutilement pesante, obscure et embarrassée, sans que le texte gagne en rigueur intellectuelle. En linguistique, si l'on ne comprend rien à un texte, c'est qu'on ne maîtrise pas les notions de base. Ici, il faut relire plusieurs fois des phrases tarabiscotées de plusieurs lignes, avec des mots savants qui ne semblent pas indispensables : la syntaxe et le lexique font obstacle. Je me trompe peut-être, mais ce dialecte-là a l'air destiné à faire sérieux et sociologique plus qu'à faire de la sociologie, ou telle autre -logie qu'il plaira à l'auteur. D'autre part, j'aurais bien aimé qu'Antonella Romano consacre quelques pages aux questions spirituelles : on dirait que les jésuites sont par nature des convertisseurs sans complexes. Pourquoi si peu de Chinois furent-ils sensibles à leur message ? Comment expliquer qu'à leur contact, ces jésuites, Matteo Ricci tout le premier, se soient bien plus sinisés qu'ils n'ont évangélisé leurs interlocuteurs ? Bien des questions qui restent dans l'ombre, mais qui n'appartenaient pas au domaine de référence de l'auteur.
Un beau sujet donc, mais une lecture pénible et agaçante.
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(Matteo Ricci et les cartes : son témoignage). En effet les Chinois n'avaient imprimé jusqu'alors que de nombreuses mappemondes sous le titre de "Description de tout le monde", qu'ils remplissaient toutes des quinze provinces de la Chine et sur le bord desquelles ils peignaient un peu de mer sur laquelle ils représentaient des petits îles : celles-ci portaient les noms de tous les royaumes dont ils avaient connaissance, et qui, réunis tous ensemble, ne correspondaient pas à plus qu'une province de la Chine. Et avec cette imagination de la grandeur de leur royaume et de la petitesse du reste du monde, ils étaient si orgueilleux que le monde entier leur paraissait barbare et inculte comparé à eux ; et ils n'avaient pas beaucoup de crainte qu'ils dussent s'assujettir à des maîtres étrangers. Lorsqu'ils virent [sur la carte de Ricci] le monde si grand, et la Chine dans l'un de ses angles, si petite selon eux, les personnes les plus ignorantes commencèrent à se moquer de cette description ; mais les plus sages, voyant sous presse un si bel ordre - avec les parallèles et méridiens, avec les lignes équinoxiales, les tropiques et les cinq zones, avec des moeurs si variées selon les pays, et la terre si remplie de tant de noms extraits de la première carte - qui donnait assez de crédit à tant de nouveauté, ne pouvaient laisser de croire que tout cela était vrai.
p.133
(1620) La nouvelle dynastie mandchoue fait participer les jésuites au Tribunal des mathématiques, le Zhang Qintianjian Shiwu, qui dépend de l'administration impériale en charge des affaires du Ciel. Leur activité astronomique se trouve alors potentiellement prise dans le périmètre de la querelle [des rites], dès lors que le terme "tian" qui désigne le ciel des Confucéens est aussi celui que Ricci utilise pour nommer Dieu. Ainsi, les affaires du ciel et de la terre se rejoignent lorsque les trajectoires des deux hommes se croisent : le premier missionnaire européen, devenu membre de l'administration impériale de l'empire du Milieu, en charge des affaires du Ciel pour la nouvelle dynastie, Johann Adam Schall von Bell ; le premier jésuite de Chine chroniqueur de la conquête pour l'Europe et porte-voix de son ordre face aux autorités juridiques et dogmatiques romaines, Martino Martini. L'observation par l'historien des savoirs occidentaux en Chine autorise à ressaisir les fils par lesquels théologie, histoire et astronomie étaient encore liées dans l'Europe du XVII°s, et de les lire moins comme la preuve du caractère arriéré de la culture savante de cette partie de l'Europe, que comme l'une des expressions de ce qui a caractérisé l'Ancien Régime européen des savoirs.
p. 189
(Trigault, livre sur Matteo Ricci, 1615). Pour comprendre le rôle de Trigault dans les premiers succès de la Chine en Europe, il convient sans doute de le mettre dans les pas de ses prédécesseurs, en suivant la proposition selon laquelle l'écriture de l'aventure missionnaire consiste dans le "discorrere di cose lontani e strani paesi con piedi altrui" /parcourir les choses lointaines et les pays étrangers avec les pieds d'autrui/. L'historien italien Adriano Prosperi emprunte cette formule à l'auto-analyse menée par le fondateur de l'historiographie italienne moderne, Ludovico Antonio Muratori, décrivant son expérience "en chambre" du Paraguay. La formule "marcher avec les pieds d'autrui" rend d'emblée caduque la question des origines et de l'originalité ...
p. 160
Ils n'ont cependant aucun alphabet de lettres, mais ils écrivent chaque chose avec une figure qu'on apprend avec le temps et beaucoup de difficultés, chaque parole ayant un caractère particulier .. Leur langue s'entend mieux écrite qu'en parlant, comme l'hébreu, les caractères sedistinguant par points, qui ne servent pas aussi facilement quand on parle...
Mendoza, 1585, cité p.78
Pour écrire, les Chinois n'ont pas de lettres, car tout ce qu'ils écrivent est fait à travers des figures : mais ils ont en partie des lettres, mais en une telle multitude que chacune vaut pour une chose.
Gaspar da Cruz, 1570, cité p.62