La tache, voici une histoire aux méandres magnifiques et insaisissables.
Il n'est pas facile d'en parler. Je vais essayer de mettre un peu d'ordre dans mes idées.
Ancien doyen de l'université d'Athéna dans le New Jersey, qui fut professeur de littérature grecque ancienne, Coleman Silk, pour un malheureux mot sorti de son contexte, va être odieusement accusé de racisme par deux élèves noirs qu'il n'avait jamais vus à son cours. Sa femme Iris, déjà hospitalisée, souffrante, décède peu après...
Coleman Silk a soixante-et-onze ans au moment des faits. Il est encore en pleine forme physique et mentale.
Devant la honte et le peu de soutien de ses collègues, Coleman Silk va démissionner et s'enfermer dans la solitude et l'affirmation que sa femme Iris morte au moment du scandale a été assassinée par la rumeur.
Plus tard, sa liaison avec Faunia, âgée de trente-quatre ans, femme de ménage apparemment illettrée, va aggraver le scandale.
Le narrateur, Nathan Zuckerman, écrivain voisin et nouvel ami de Coleman Silk va à sa demande écrire un livre sur l'affaire, tenter de réhabiliter la vérité.
La tache est en quelque sorte la promesse faite à cet homme.
La tache est une tragédie humaine féroce.
Sans doute faut-il remettre le roman dans le contexte de l'époque.
La tache, est-ce cette fameuse tache laissée sur la robe de Monika Lewinsky, stagiaire, souvenir d'une petite gâterie entre celle-ci et
Bill Clinton dans le salon ovale de la Maison Blanche et qui valut à ce dernier de frôler sa destitution en tant que Président des États-Unis ?
La tache, est-ce ce tatouage sur le bras de Coleman Silk, souvenir de l'US Navy ? Ou bien
la tache n'est-ce pas aussi le symbole de l'impensable, de l'inacceptable, de l'inavouable, dans une Amérique encore puritaine et qui voudrait démontrer qu'elle est le contraire de l'image qu'elle cherche à porter ?
La Tache marque une très forte et flamboyante charge contre son époque.
L'écriture de
Philip Roth est plus que merveilleuse, elle est brillante, incisive, elle emporte tout sur son passage, j'ai senti très vite une force qui pouvait dévaster les digues.
La tache raconte comment un être fort trébuche, tombe, victime du « politiquement correct », oui ce fameux et savant mélange de puritanisme, de bienséance et d'hypocrisie.
Il y a tout d'abord le personnage insaisissable de Coleman Silk que l'on découvre autant à travers le drame qu'il vient de vivre que dans son parcours de vie atypique, jusqu'au jour où il prend une décision extrême, brisant définitivement les liens l'unissant à sa famille, décidant ainsi de bâtir sa vie d'adulte sur un mensonge.
Je découvre un être qui a menti, qui a passé sa vie à dissimuler ses origines.
Le thème principal de ce roman pourrait être l'usurpation d'identité...
Ma difficulté à parler de ce roman, alors qu'il m'a ébloui, tient sans doute à ce que l'histoire touche à la complexité et à l'imperfection de l'être humain.
Je me suis demandé si
Philip Roth aimait à se situer à travers son alter ego, Nathan Zuckerman ou bien tout simplement dans le personnage ambivalent de Coleman Silk.
Ici,
Philip Roth décrit avec acuité la décadence d'une société qui s'est toujours voulue exemplaire aux yeux du monde.
Les personnages du roman sont beaux, fouillés, vertigineux, vont là où on ne les attend pas, y compris s'agissant des personnages secondaires.
Le roman est un prétexte pour disséquer les maux de l'Amérique contemporaine. C'est l'Amérique du silence, du secret, des complots et de l'hypocrisie.
Philip Roth jette ici une tache indélébile sur la bonne conscience de la "bonne" Amérique.
C'est une histoire complexe et douloureuse qui nous est dépeinte ici, à travers le miroir d'une société en crise. Viennent aussi les séquelles psychologiques de la guerre du Vietnam et toujours l'omniprésence du racisme.
Le personnage de
Delphine Roux est sans doute le plus ambigu, chef de département, c'est elle qui lance cette cabale contre Coleman Silk. Son sentiment de féministe exacerbée aiderait à comprendre sa démarche, mais son argument devient pauvre et dessert sa cause lorsqu'il s'agit de voir
un homme incarner le mal à lui tout seul.
Ce livre montre et dénonce aussi comment
un homme peut être lynché dans la jungle de l'opinion publique.
C'est un livre que j'ai déplié avec joie, ouvrant des tiroirs, chaque personnages amène sa propre histoire et c'est jubilatoire.
Bien qu'il soit souvent acerbe, le roman ne verse jamais dans l'outrance et dépeint des personnages complexes, terriblement humains.
Le personnage de Faunia Farley m'a touché plus que d'autres, sa vie tragique, elle, l'amante de Coleman Silk, qui ne cumule pas moins les petits boulots que les drames en tout genre et qui semble poursuivie par la fatalité.
Écouter son histoire est un sentiment de malaise qui nous étreint. Ressentir ce malaise, c'est entendre la véritable souffrance des petites gens que
Philip Roth nous décrit ici, ces laissés pour compte dont la grande Amérique ne sait pas toujours se préoccuper.
La vie tragique de Faunia en est l'exemple le plus fort.
Pour tout cela, j'ai aimé ce roman et je remercie mon amie Anna, alias AnnaCan, pour m'avoir attiré vers cette découverte inespérée.
La tache est ma première incursion dans l'univers de
Philip Roth, elle ne sera pas la dernière.
« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »
Guy Debord