De partout, les gens convergeaient vers l’avenue Las Americas, un large boulevard à quatre voies menant à la Plaza de la Revolución. Sous des bannières d’associations étudiantes, de syndicats et de comités populaires, toute la ville était au rendez-vous. Il suivit le cortège. Cette fois, personne n’osait le solliciter. Tous se tenaient à distance, car le service d’ordre était important. Il évitait ainsi les œillades féminines, les demandes d’argent et les offres de cigares, coutumières en d’autres lieux. Les gens feignaient de l’ignorer. Lemieux parvint au bout de l’avenue, fermée par un vaste parc où était dressée une estrade. Il écouta un long discours qui portait sur les enjeux de la révolution agraire et la question de l’autonomie alimentaire en cette « époque spéciale de guerre en temps de paix.
L’idée de partir à Cuba lui souriait. L’appel de l’inconnu l’avait toujours séduit. Il savait peu de choses de ce pays. Il avait vaguement connaissance de la situation sous le gouvernement communiste et de l’embargo américain. Il n’y voyait que l’habituelle confrontation de deux systèmes qui se consolident au détriment des individus pris entre deux feux. Syndicat versus employeur, terrorisme versus démocratie, embargo versus dictature. Toujours la même histoire. Lemieux nageait en pleine ambivalence au sujet de l’héritage de Castro. D’une part, celui-ci avait mis en place des services de santé et d’éducation à faire pâlir d’envie les pays voisins, notamment Haïti ou même la République dominicaine. D’autre part, il avait agi en dictateur, fort de son armée, et sans pitié pour ses opposants.
Face au déclin de ses affaires, il se sentait de plus en plus vulnérable. Son sentiment d’insécurité devenait parfois intolérable. Tout cela était peut-être le résultat de son individualisme excessif. Il avait voulu faire à sa tête, échapper à la hiérarchie et vivre en marge des grandes organisations. Pas étonnant qu’il soit mis de côté à présent. Il retournait sa colère contre la société, trop centrée sur la jeunesse. Il vivait difficilement cette mise au rancart progressive alors qu’il était au début de la cinquantaine. Pourtant, ce n’était pas le cas de tout le monde. Des policiers de son âge, son meilleur ami et ancien partenaire, par exemple, continuaient de travailler et seraient admissibles, un jour, à une retraite confortable.
Il y a un an, il avait rompu avec une jeune beauté de vingt-huit ans. Leur relation s’était étiolée. Tous deux en étaient conscients depuis des mois déjà, mais ils prolongeaient cette union surréaliste. Le bête et la belle. Elle lui ouvrait son univers érotique. Lemieux offrait sa tendresse, son affection et sa générosité. Son amitié ? Son cœur ? Jamais le mot amour ne fut prononcé entre eux. Voulait-il vraiment que cette relation s’ouvre sur le sentiment amoureux ? En plus de l’âge, trop de choses les séparaient. C’était une question de valeurs. Pro-vie contre pro-choix. Croyance contre athéisme. Racisme contre pluralisme. Les discussions s’envenimaient à tout sujet, surtout celui de l’argent.
C’est la chasse au dollar convertible. Cela crée une société à deux vitesses. À Cuba, si vous n’avez pas de parents exilés en Floride ou si vous ne travaillez pas dans le tourisme ou encore dans le commerce gouvernemental, vous êtes cuits. À moins d’ouvrir un paladar, un restaurant privé ou de faire du taxi au noir. Mais ça aussi, ça prend des contacts. Ou encore, si vous êtes une jeune femme, vous pouvez toujours travailler au noir, si vous voyez ce que je veux dire.