Narration captivante et malicieuse d'une véritable aventure géographique, et invention simultanée d'une langue rusée apte à véhiculer l'essence de l'obsession artistique, sous le signe de l'énergie créatrice. Un très grand roman plein de surprises.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/16/note-de-lecture-lile-batailleuse-nicolas-rozier/
Jeune légionnaire français néanmoins déjà expérimenté, Koenig décide un beau jour de déserter. Quittant les terres sahéliennes où il s'enlisait presque à son insu, il rentre clandestinement au pays, et finit, par un concours de circonstances où la géographie semble pourtant se mêler étroitement au destin, par atteindre un terroir de bocage, aux confins de la campagne et de la mer. Là, par le truchement d'une mystérieuse jeune femme, il manque de trébucher sur l'étrange phalanstère constitué par plusieurs peintres d'envergure mondiale, retenus à l'extrême limite de la captivité par leur richissime mécène, excentrique Anglaise réfugiée en ce presque bout du monde pour des raisons lui appartenant. Lorsque la troupe artistique s'évanouit subrepticement dans la nature, Koenig est réquisitionné pour retrouver sa trace, en un subtil et bouillonnant jeu de pistes qui semble s'achever provisoirement sur une île en déshérence, où un pygmalion hors normes semble bien avoir remplacé la mécène abandonnée dans son rôle de pilotage et de mainmise. Comment un autre Koenig pourrait-il bien surgir de ces prémisses magnifiquement improbables, totalement savoureuses et énergiques en diable ?
Artiste peintre passionnant,
Nicolas Rozier s'était déjà signalé par plusieurs textes fort intriguants publiés en revue et par « L'écrouloir – Un dessin d'
Antonin Artaud » (découvert grâce à
Zoé Balthus et Romain Verger, libraires d'un soir chez Charybde en avril 2014, à écouter ici), avant de composer son premier roman en 2020, «
D'asphalte et de nuée », déjà aux éditions Incursion. Avec « L'île batailleuse », parue en octobre 2021, il accomplit un pas décisif dans son nouvel art, et nous offre certainement l'un des plus beaux romans de cette année 2021, au strict minimum.
Empruntant son titre à une circonstance géographique éminemment gracquienne, du côté de certain méandre de Loire, tissant à chaque page une atmosphère oscillante, entre la mélancolie charbonneuse d'un
Georges Rodenbach et l'émerveillement joueur et presque fantastique d'un
Alain-Fournier, jouant avec malice d'une puissante onomastique, où les Koenig, Melnik, Dikoblatch, ou Grangier, se révèlent particulièrement évocateurs au fur et à mesure que la configuration de l'aventure s'infléchit et entre en mutation, manipulant les zeugmas en artiste véritable et jamais rassasié, capable d'invoquer à volonté, en quelques mots, des images robuste, précises et souvent magnifiquement inattendues à l'image d'un
Ernst Jünger, d'un
Saint-John Perse ou d'un
Jean Giono,
Nicolas Rozier maîtrise aussi bien l'art de décrire la toile (physique ou métaphorique) et l'élan créateur qui s'y exprime (on songera certainement, dans des registres différents, aux calligraphies orientales mises en scène par l'
Alexis Jenni de «
L'art français de la guerre » et aux quêtes forcenées des couleurs « de ce qui n'en a pas » de l'
Emmanuel Ruben d'« Icecolor ») que l'invention d'un paysage, au sens jardinier de
Gilles Clément revisité par
Marielle Macé dans «
Nos cabanes », mais aussi et peut-être surtout au sens psychogéographique qui habite secrètement l'urbex contemporaine, la géographie des ruines ou l'archéologie des savoirs populaires inattendus distillée notamment par la
Sabrina Calvo de «
Toxoplasma ».
David Peace, avec son exceptionnel «
Rouge ou mort » avait su parachever en toute conscience du paradoxe l'invention du langage de l'obsession politique qu'il conduisait depuis son « Quatuor du Yorkshire ». Avec cette « Île batailleuse »,
Nicolas Rozier crée en quelques mois de quoi nous offrir une rare proposition complète construite autour de la langue de l'obsession artistique, dans son état pictural et plastique. Et il le dit non par la glose, toujours tentante en la matière, mais par la seule sculpture piégeuse et rusée de sa phrase, au service d'un véritable roman d'aventure et d'énergie. Une prouesse qui en fait d'emblée l'une des lectures les plus attachantes rencontrées ici depuis un certain temps.
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