Alois Nebel est un superbe roman graphique, une bande dessinée pour adultes, parmi les plus évocatrices de ces dernières années en République tchèque.
On doit cet ouvrage, traduit en français, à la maison d'édition « Presque Lune », basée à Rennes, qui est une ville que l'on peut qualifier de « tchécophile », car elle est jumelée avec la ville morave de Brno. Et Rennes est aussi la terre d'exil de
Milan Kundera.
Ce roman graphique est constitué de trois tomes qui ont été compilés : « Bily Potok » (« le ruisseau blanc », c'est le nom d'une commune de Moravie) paru en 2003, « La gare centrale » (c'est la gare centrale de Prague) paru en 2004, et « Zlate Hory » (Les monts d'or) paru en 2005.
Le dessin en noir et blanc de Jaromir Svejdik (Jaromir 99) est très beau et très fort. Il attire l'oeil immédiatement, avec ses contours anguleux et ses contrastes très prononcés. Son style installe une atmosphère brumeuse et inquiétante. Son trait est de grande maîtrise, cru et brutal.
C'est intéressant, car non seulement le dessin donne une atmosphère noire, un peu étonnante, qu'on retrouve souvent dans les pays de l'Est, ou à Berlin, mais avec le texte, cela apporte encore davantage une dimension étrange.
Cette trilogie a été scénarisée par l'écrivain
Jaroslav Rudis, qui s'est inspiré de son grand-père cheminot, Alois Rudis, pour écrire l'histoire d'
Alois Nebel.
Alois Nebel est chef de gare à Bily Potok, une petite commune des Sudètes, une région montagneuse de Tchéquie à la frontière avec la Pologne.
On est à la fin des années 80, et le régime communiste s'effrite.
Alois Nebel regarde passer les trains,
il ne peut se défaire des images du passé, de ses souvenirs de l'après-guerre, quand les décrets d'Edvard Benes (chef du gouvernement tchécoslovaque en exil) exproprièrent et expulsèrent les Allemands de la région des Sudètes.
Ces transferts massifs de populations dans cette région sont à ranger au nombre de ces mille blessures du 20e siècle, qui même près de 70 ans plus tard, peinent à cicatriser.
Alois Nebel raconte l'histoire de ces blessures, que certains essaient péniblement d'oublier, quand d'autres veulent venger le mal subi.
Alois Nebel est en quelque sorte le représentant des dépositaires impuissants du souvenir vivant des tragédies passées.
Alois est représenté rondouillard, moustachu et binoclard. Il est né dans cette région des Sudètes, cette partie du nord de la Tchécoslovaquie annexée par le 3e Reich en 1939.
(Nebel signifie « brouillard » en allemand)
Etant enfant, Alois a été témoin de spoliations et d'évacuations forcées.
Il vit seul, au rythme des horaires ferroviaires, soucieux de ponctualité. Il ne vit que pour son métier.
Il dort mal. Il a très souvent des hallucinations, des sortes de flashes qui le renvoient dans le passé, où se mêlent des drogués, un meurtrier, l'Armée Rouge et des trains de déportés.
Alois Nebel est un homme ordinaire au destin extraordinaire.
Il a vu passer les trains remplis de soldats allemands et de juifs en route vers Auschwitz.
Puis après la guerre, il a vu passer des trains remplis d'Allemands forcés à l'exil, obligés de quitter la Tchécoslovaquie, alors qu'ils n'étaient pas tous nazis et vivaient dans la région depuis toujours.
Alois devient fou quand il prend conscience de qui remplit les trains. Il devient obsédé par les trains, les horaires, l'Histoire. Il répète que seuls les gens deviennent fous, pas les trains !
Alois fait quelques jours d'hôpital psychiatrique avant de se retrouver comme un clochard à la Gare Centrale de Prague. Cette gare, cela faisait longtemps qu'il rêvait de la visiter. Heureusement il y connaîtra l'amour…
Il y a aussi Vasek (Wachek), qui travaille également à la gare et profite de la mise à pied d'Alois.
Il y a le père de Vasek et tous ses amis qui font de la contrebande avec les Russes et les Polonais (pour distinguer la nationalité des personnages, dans les bulles, deux typos sont utilisées, dont une imite les caractères cyrilliques).
Ces contrebandiers sont pourris, corrompus, et bien plus nocifs que ce que l'on pourrait croire…
Enfin, il y a le surgissement du passé, sous plusieurs formes. C'est notamment un muet, qui arrive d'on ne sait où, que tout le monde rejette, que les policiers interrogent, et qui va assumer une vieille vengeance, à laquelle tous les autres personnages sont plus ou moins liés…
Cet ouvrage est très bien documenté. Il est très riche de références historiques et culturelles de bout en bout. On en sort enrichi.
L'histoire de la Gare Centrale de Prague, avec son hall de verre unique dans l'Empire austro-hongrois est très intéressante, les montagnes à Zlate Hory, qui attiraient les Prussiens, car elles contenaient de l'or, la Légion tchécoslovaque après la 1re Guerre mondiale, légion dont le grand-père d'Alois faisait partie, etc. Des astérisques dans les textes des bulles renvoient en annexes vers des explications concernant des personnages historiques et politiques, des faits historiques, des personnages du milieu artistique (écrivains, chanteurs, groupes), etc.
Ce roman graphique est de superbe qualité avec ses dessins très expressifs et épurés, qui vont à l'essentiel et sont très appropriés pour nous conter cette histoire chaotique, longtemps refoulée d'un pays et les répercussions sur sa population.
A la fois polar cruel et histoire d'amour, bande dessinée politique, réflexion historique, cette trilogie ferroviaire est captivante.
Alois Nebel peut être lu comme une chronique du siècle dernier.
Il propose une réflexion pertinente sur la difficulté à s'affranchir des traumatismes du passé.
Tous les thèmes évoqués, sont des thèmes chers à
Jaroslav Rudis : les frontières, les traces de l'Histoire, la présence du passé, un monde qui n'a plus de présent et qui n'a pas encore de futur, un personnage qui doit trouver sa place dans un monde qui n'existe plus…
Jaroslav Rudis est notamment l'auteur de deux romans traduits en français : «
Avenue Nationale » (2016) et «
La fin des punks à Helsinki » (2012).
Le roman graphique
Alois Nebel est paru en France en 2014, après son adaptation cinématographique qui a été nommée « Film d'Animation Européen de l'année » en 2012.