"Ce qui est passé, nous l'avons vu; ce qui sera, si Dieu le veut, nous le verrons."
(proverbe russe)
Décrire la Russie ? Essayer de se saisir de sa mentalité et faire une excursion longue de dix-huit siècles dans son histoire ?
Est-ce qu'un auteur britannique pourrait s'en sortir de façon crédible ?
C'est surprenant, mais j'ai constaté que c'est tout à fait possible, et si je dois émettre quelques réserves, leur nombre reste vraiment négligeable.
"
Russka" copie le standard classique de tous les livres de
Rutherfurd. Environ mille pages qui oscillent entre une romance et un document historique, et les destins croisés de quelques familles sur plusieurs siècles. Des familles qui s'influencent mutuellement, mais dont les vies sont aussi soumises aux influences extérieures et aux retournements de l'Histoire.
Quatre familles aux origines ethniques différentes, mais liées pour créer le destin de la Russie.
"
Russka" est un petit village de paysans slaves, mais aussi un croisement de routes qui apportent un souffle mongol, gréco-iranien ou judéo-khazar; tous ces destins imaginaires sur un fond réel vont créer une tapisserie riche et pleine de couleurs comme
Rutherfurd, ce maître-brodeur, sait si bien faire.
Certes, cela reste un livre de vulgarisation assez romancé, mais parfois ça change agréablement des difficiles ouvrages historiographiques. Les événements ne sont pas présentés à travers familles royales, batailles que quelqu'un a gagné ou perdu, traités respectés ou non, mais à travers des gens ordinaires. Comment vivaient-ils ? Quels étaient leurs peurs et leurs rêves, comment exprimaient-ils leurs sentiments et pour qui étaient-ils prêts à se battre ?
Le premier chapitre rappelle les débuts de l'histoire russe : l'arrivée des tribus slaves, les attaques des Alains et les légendes païennes, et le livre se termine à la fin du 20ème siècle, dans la communauté des immigrants russes aux Etats-Unis. Cela fait beaucoup, parfois les sauts entre les époques sont assez rapides, mais malgré tout on s'y oriente facilement et "
Russka" est difficile à lâcher.
C'est un livre compact comme le fromage blanc ajouté dans votre assiette pour accompagner les vareniki fourrés aux guignes acides. C'est vite avalé, mais il faut que ça reste un petit moment sur l'estomac, pour le digérer avec succès.
J'ai apprécié la forme simple et fluide, mais aussi les clins d'oeil aux oeuvres littéraires, subtilement tissés dans l'histoire : le poète Sergueï porte une part du géant
Pouchkine; dans Pinéguine qui tue le malheureux Sergueï en duel on peut reconnaître l'inutile homme Onéguine, une certaine Tatiana écrit une lettre à l'homme qu'elle aime, et le chapitre "
Pères et fils" fait référence à
Tourgueniev. Je vous laisse découvrir le reste...
Il est vrai que parfois j'étais saisie par cette maladie chronique attrapée pendant les études, en marmonnant nerveusement : "Déballe tes sources,
Rutherfurd !", mais globalement ce fut une belle lecture qui apprend beaucoup, permet de faire des liens inattendus et de mieux comprendre l'origine de certains conflits qui perdurent jusqu'à nos jours.
Si je dois comparer "
Russka" avec "
Sarum" (mes deux seuls livres lus de
Rutherfurd), je préfère quand-même le second, qui se penche de la même façon sur l'histoire anglaise.
Alors, quatre étoiles, en saluant le courage diabolique de ce natif de Salisbury, pour mener à bout un tel projet.