La légende -que je termine par une boutade- veut qu'un beau matin, le roi Philippe III, penché au balcon de son palais, vit un jeune étudiant qui, assis sur un banc, à l'ombre d'un chêne, lisait un livre et n'arrêtait pas de s'esclaffer. le roi fit alors observer que soit l'étudiant était fou, soit il lisait Don Quichotte. Il manda un de ses serviteurs s'en assurer. Lorsqu'il revint, tout ébahi, il dit au roi : « comme c'est étrange, il ne lit pas Don Quichotte mais
Rêver debout, un livre qui ne sera écrit que dans 400 ans ! Quelque enchanteur a dû passer par là ! » Il est vrai, après tout, que « dans ce bas monde, tout n'est qu'apparence et illusions contradictoires » (Le Quichotte,II, 29).
Et, en effet, comment aurait-il pu rire du livre de
Cervantès dont les deux parties sont un vrai florilège de la cruauté humaine. C'est ce que souligne admirablement
Lydie Salvayre qui nous dit, en parlant du héros éponyme : « on le bastonne, on l'écrabouille, on l'aplat[it], on l'assomme, on le rosse, on le perfore, on l'égorge, on le bafoue, on lui casse les dents, on lui lance des pierres, on le met[…] en morceaux, on le lynche, on le conspue , on lui crache sur l'âme, on le tourmente, on le violente pour mieux lui écraser le nez sur la réalité et lui apprendre à vivre ...en un mot vous le martyrisez » Tout Salvayre est dans cette phrase. Tout en reprochant à
Cervantès de se complaire à faire du mal à son héros, on sent, dans son écriture, dans sa façon de s'adresser à lui, qu'elle se force à « faire sa méchante » et que finalement, on sent qu' elle éprouve une véritable empathie, un véritable amour pour l'auteur. Et si Don Quichotte, aujourd'hui, ne saurait plus guère susciter l'hilarité, en revanche
Rêver debout, par sa drôlerie, sa cocasserie, son aspect jubilatoire amène sur nos lèvres un sourire constant.
L. Salvayre, écrivaine intelligente et talentueuse, férue de culture hispanique, nous livre avec l'humour et la truculence qui la caractérisent la lecture toute personnelle qu'elle fait du Quichotte, et c'est un éblouissement.
Elle ne cesse d'en souligner la modernité, elle en fait, tour à tour, une figure christique, un anar, un militant féministe... et j'en passe. Pourquoi pas après tout. Avant elle on en a bien fait le sauveur de l'Espagne, un simulateur, un antidote de Faust, un paria, une parabole de l'homosexualité, la figure de l'incompris, le père d'Emma Bovary, le héros de la résistance anti-impérialiste, un juif masqué, un prophète d'Israël, la mascotte des pamphlétaires etc...etc...Il est le personnage de la littérature universelle qui a donné lieu aux plus grand nombre d'interprétations et de jugements. le Don Quichotte illustre à merveille ces propos de l'écrivain et essayiste espagnol Azorín à propos des auteurs classiques : « Les oeuvres classiques n'ont pas été écrites par leurs auteurs, c'est la postérité qui les écrit.
Cervantès n'a pas écrit Don Quichotte...ce sont les hommes divers qui, au cours du temps, ont vu se refléter dans cette oeuvre leur sensibilité qui l'ont écrite. » (M.Mbougar Sarr devrait adorer!) le bougre, il avait oublié les femmes, au risque de se faire trucider par le chevalier de la Manche, féministe avant l'heure...heureusement que
Rêver debout et
Lydie Salvayre sont là pour y remédier.
PS- Après le livre de Salvayre, si vous souhaitez lire ou relire Don Quichotte faites le dans la traduction d'
Aline Schulman qui privilégie l'oralité, la modernité et la lisibilité du roman cervantin.