En plus d'être rédigé très finement à travers un style d'écriture imagé et métaphorique, l'oeuvre fourmille de fromules percutantes qui exposent les thèses existentialistes de
Sartre. La philosophie de
Sartre transpire à travers les pages, mais cela ne fait pas de la pièce une simple vitrine de l'existentialisme. Même si c'est un exposé de la condition humaine, c'est également l'histoire d'une liberation et d'un affranchissement.
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Les citoyens d'Argos sont coupables d'un crime incomensurable , ou du moins, ils s'en sentent coupables. Ils sont noyés dans le repentir du fait qu'ils n'ont rien fait pour empêcher le meurtre de leur roi Agamemnon des mains d'Egisthe, le terrible amant de la reine Clymnestre, la femme du roi. Depuis, Jupiter a châtié Argos et ses habitants, laissant planer sur ceux-ci des nuées de mouches sur lesquelles fond un soleil ardent. Pire encore, une fois par an, les morts refont surface depuis les enfers pour hanter les vivants.
Les morts sont la personnification de la hantise des regrets,
les mouches et les erinyes sont une métaphore de ce que la culpabilité peut faire subir au corps et à l'âme : une angoisse profonde, une lacération lente qui vampirise toute force et qui empêche de vivre. La vie avec le souvenir d'un acte dont on se sent coupable est celle amoindrie d'un passé qui, à sa racine, a fait pourrir le futur.
La ville d'Argos est cette pourriture à grande echelle, cette putrefaction de la vie dû aux actes passés. Cette vie est si insupportable, que tout ce que souhaitent les habitants d'Argos c'est la mort.
Dans cette ville, Oreste le fils exilé d'Agamemnon, cherche un sens à son existence. Il est à la recherche d'une histoire, d'un héritage et d'un territoire auquel appartenir. La ville d'Argos et son trône légitime incarne pour lui cet ancrage. Il souhaite que, du fait que cette ville soit son passé, elle soit naturellement son futur.
Il veut se définir par son passé, et il ne sait comment exister autrement.
Il ne comprend pas encore que "l'existence précède l'essence".
Après avoir accompli sa déstinée, il comprend ce qu'il est. Un homme, et, pléonasme ; un homme libre.
À l'opposé de la tragédie grecque, le récit de l'épopée d'Oreste chez
Sartre n'exprime pas une fatalité, du moins pas comme on l'entend. Si il y a une fatalité tragique, c'est celle d'Oreste qui réalise qu'il est libre. Libre d'agir et d'exister pour se définir par lui seul. Ainsi le tragique n'a rien ici d'une destinée inévitable, il en est le contraire. "L'homme est condamné à être libre", Oreste est frappé par la liberté comme par la foudre et nul ne peut le faire revenir à un état antérieur. Même après avoir assassiné froidement le meurtrier de son père et sa mère Clymnestre Oreste n'a pas de remord ni de regrets, il ne se repent pas, car ce qu'il a fait est juste aux yeux de sa propre conscience, et il n'est d'aucune autorité, pas même celle des dieux, que de le punir. Cela montre l'inconsistance de la justice institutionnelle, qui n'aura jamais le même poids que la conscience morale individuelle. Celle qui a une vraie force sur l'âme, c'est bien cette dernière.
On peut même deceller dans cette oeuvre la phénoménologie ontologique Sartrienne, mère de l'existentialisme. L'oeuvre pointe le fait que l'on n'existe qu'à traverse regard de l'autre. Personne à part un autre ne peut attester de l'existence de soi. Il n'y a que l'autre qui en reconnaissant notre existence, permet d'attester l'existence de soi. C'est alors que quand Oreste ne reconnaît plus la souverainté de Jupiter, celui-ci, aussi divin qu'il soit n'existe plus pour lui. Jupiter a besoin que les citoyens d'Argos le reconnaisse en tant que Dieu, autrement, il en perd cette existence, qui est prescrite par la reconnaissance de l'autre. C'est ainsi qu'il a besoin du repentir des citoyens d'Argos dont il se nourrit pour exister, car à travers leurs regrets, c'est à Jupiter qu'ils implorent le pardon et ainsi ils reconnaissent son existence, le faisant de fait exister à leurs yeux, ou exister tout court.[/masquer]