Je feignis de dormir pour l'obliger à en faire de-même; et lorsque je le vis endormi , et que je crus que tous nos domestiques l'étaient aussi , je me levai, je pris son poignard, et toute insensée et aveuglée que j'étais de ma passion, j'en fus pourtant si bien conduite, que par la même porte et par la même voie par où mon cruel ennemi s'était venu mettre dans mon lit, je me trouvai auprès du sien. Ma fureur ne me fit rien précipiter. De la main que j'avais libre je cherchai son coeur , et lorsque son battement me l'eut découvert, la crainte de manquer mon coup ne fit point trembler la main que j'avais armée d'un poignard : elle l'enfonça deux fois dans le coeur du détestable Dom-Louis, et le punit d'une mort plus douce qu'il ne l'avait méritée. Dans la rage où j'étais, je lui donnai encore cinq ou six coups de poignard, et je revins dans ma chambre avec une tranquillité, qui me témoignait à moi-même que je n'avais jamais rien fait avec plus de satisfaction. Je remis le poignard de mon mari tout sanglant qu'il était dans son fourreau, je m'habillai avec la plus grande hâte et le moins de bruit que je pus; je pris sur moi tout ce que j'avais de pierreries et d'argent; et aussi emportée de mon amour, que troublée du coup que je venais de faire, je quittai un mari qui m'aimait plus que sa vie, pour me jeter entre les bras d'un jeune homme, qui avait bien voulu depuis peu de temps me faire savoir que je lui étais devenue odieuse.
extrait de: L'Adultère innocent, 1656, fortement inspiré de la nouvelle de María de Zayas, "Al fin se paga todo" de 1637.
Emmanuel Carrère V13 éditions P.O.L - entretien avec Grégoire Leménager, directeur adjoint de la rédaction de l'Obs - rencontre au Mans, soirée d'ouverture du festival Faites Lire le lundi 29 septembre au théâtre Paul Scarron au Mans (Sarthe) - à l'occasion de la parution de "V13" aux éditions P.O.L