Cannibales

La source du plus profond des tourments féminins puise sa force dans une croyance immanente : celle du grand amour, d’une clé unique qui ballotterait à la ceinture d’un prince qui n’aurait de cesse, plus ou moins consciemment, d’en rechercher la propriétaire. Ce qui rend nos existences tragiques, ce n’est pas de les avoir construites autour de cette chimère mais de toujours devoir attendre les premiers assauts du soleil pour s’en souvenir. Ce prince matinal, ce corps engourdi, ces entrailles qui se rétractent à la vue de cet être debout, cet être qui souille tout seul cette lumière si exquise, maintenant si dégueulasse. Mais il est déjà trop tard. La vie et sa verticalité ont repris leurs droits avec le jour qui patiente là, derrière les rideaux, écumant de lumière, la gueule pleine des restes du grand soir qu’il achève de broyer en silence. Désormais, il n’y aura plus de préliminaires, même bâclés, même douloureux. Le jour est là et il va nous prendre, brutalement, sans faiblir ni s’apitoyer, déterminé à n’entasser sur le seuil de la nuit qu’un monceau de princesses inertes, gorgées de réalité

Lorsque la portière passager de la voiture claquera, le jeune mâle en aura la certitude : il aura sa clé en poche. La clé du corps assis à côté de lui, plein de promesses, plein de chairs, plein de peau, plein d’orifices. Encore quelques kilomètres, quelques attentions, quelques mots choisis et elle sera enfin à lui, cette masse douce et mouvante, cette main tiède en forme de femme. Quelques mouchoirs en papier plus tard, il la raccompagnera chez elle, où elle pourra se reposer au calme. Quelques douches plus tard, Émilie m’appellera. Encore une clé de contrefaçon. Cette fois-ci, ce sera la véritable dernière fois. Nouveau verrou.