Pour la philosophie prophétique, les faits essentiels se déroulent dans une dimension transhistorique; un ailleurs qui est réversible: il peut toujours faire irruption dans le monde et révéler l'aspect eschatologique des choses. Cet ailleurs dévoile l'invisible que recèle toute Image projetée, c'est-à-dire l'Ange. le philosophe ne voit pas l'Ange mais intellige par lui dans la mesure de son effort, les Imâms l'entendent par audition, les prophètes le voient.
Quelle que soit la source de leur connaissance: révélation (wayh), Inspiration (ilhâm) ou compréhension illuminatrice de l'Intelligence agente, la connaissance est une gnose, un enlèvement du voile, une science du coeur purifiée à l'extrême, apte à réfléchir des lumières suprasensibles, mais une science qui reste essentiellement angélique.
Et pour que le rapport théophanique de toute science du coeur puisse transparaître, il lui faut un monde qui lui en assure ontologiquement le plein droit. Ce monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible est celui où "les corps se spiritualisent et où se corporalisent les Esprits", c'est-à-dire un monde affranchi des lois de la matière, mais non de l'étendue et possédant toute la richesse "imaginale" du monde sensible à l'état corruptible. a ce niveau éclôt la métahistoire des événements dans le Ciel": les visions des mystiques, des prophètes.
L'expression qorânique de Ahl al-Kitâb, littéralement les "Gens du Livre",désigne une communauté religieuse qui, tout d'abord, possède un Livre saint et en pratique constamment le lecture à plusieurs niveaux; (...)
La tâche première qui incombe aux "Gens du Livre" est celle de la compréhension. Comment comprendre, sans se leurrer, le fond d'un Livre révélé au Prophète dans un langage hermétique et codé?
"Ainsi est fondée la légitimité de la technique du ta'wîl, dit Corbin, "reconduire" la lettre de toutes les Révélations à leur sens ésotérique." Parce que le Livre n'est pas constitué seulement de papier et d'encre mais comporte aussi un sens et parce que ce sens se déploie à plusieurs niveaux proportionnellement à la pureté de l'âme, à l'expérience spirituelle de celui qui en fait la lecture, et parce qu'à l'origine tout Livre sacré est l'apparence visible (zâhir) d'un sens invisible et intérieur (bâtin), il est donc nécessaire de reconduire l'apparent à son "archétype éternel", partant à la "Mère du Livre" (Omm al-Kitâb), car la Mère du Livre est précisément le Verbe divin caché sous l'enveloppe extérieure.
Pour la conscience shî'ite, le douzième Imâm est ainsi l'achèvement ésotérique de la mission prophétique du Prophète de l'Islam. (...)
Un halo de récits surnaturels auréole pour ainsi dire le personnage mystérieux de ce dernier Imâm: ils nous font penser à la naissance du Bouddha, né d'une façon surnaturelle, à celle du Christ, à l'Immaculée Conception. D'autre part dans les récits relatifs à la naissance miraculeuse du dernier Imâm, il y a un effort manifeste à marier dans le Ciel le christianisme et l'Islam. Car l'Islam, notamment dans sa version sh'î'ite, n'est-il pas tout compte fait l'aboutissement de tout le cycle des Révélations commencé à partir d'Adam? Et le dernier Imâm n'est-il pas aussi le Sauveur qui au terme de notre Aiôn reconduira tous les lettres de la Révélation à leur source originelle? Les récits nous apprennent que la future mère du douzième Imâm est une princesse byzantine, donc chrétienne, la princesse Narkès (Narcisse) dont la mère est une descendante des a^pôtres du Christ. Sa lignée remontant à Sha'mûn (Simon-Pierre, héritier spirituel du Seigneur Christ.
L'épopée sohrawardienne du héros gnostique, à la quête du Graal de Jamshîd (Kay Khosraw), offre maintes ressemblances avec l'épopée mystique de l'Occident, celle de la quête du Graal. "Et de même que l'idée de la hiérarchie mystique de l'ordre" des Ishrâqîyûn nous reconduisait à l'idée de la hiérarchie ésotérique professée dans le shî'isme, de même celle-ci, à maintes reprises, nous a fait entendre certaines résonances avec l'éthique chevaleresque de l'ancien Iran d'une part, et avec l'éthique de la chevalerie d'Occident d'autre part (...). Il y a un ethos commun, une situation commune aux croyants que rassemble l'idée zoroatrienne du Saoshyant (Sauveur, futur Messie) et aux croyants que rassemble l'attente de la parousie de l'Imâm, comme aux croyants dans l'attente de a parousie du Paraclet. Et ce ne fut pas le moindre enseignement de nos recherches que de constater que nos théosophes shî'ites avaient identifié le XIIe Imâm aussi bien avec le Soashyant des zoroastriens qu'avec le Paraclet annoncé dans l'Evangile de Jean."
Averroes veut restaurer coûte que coûte le péripatétisme authentique. C'est pourquoi il exerce une critique des plus sévères à l'égard du néo-platonisme. (...)
Averroes détruit de la sorte le Mundus Imaginalis. Dorénavant il n'y aura plus de " rencontre symphonique" du philosophe et du prophète au niveau de l'intermonde de l'imagination. Le monde des intelligences s'affrontera au monde sensible, sans une médiation quelconque leur permettant de symboliser l'un avec l'autre. "Comme on ne peut rationaliser les données de la révélation prophétique, il n'y a plus que le choix entre un littéralisme intenable et un allégorisme inoffensif. vérité rationnelle et vérité révélée, philosophie et théologie, s'affronteront dans un duel sans issue, et le divorce du croire et du avoir, aussi bien que le divorce de la pensée et de l'être, ont pesé sur des siècles de pensée occidentale, tandis que la tradition philosophique iranienne avicennienne et ishrâqî ignorait tout de ce divorce."