Pour ceux qui l'ignorent, le père du commissaire
Maigret était le régisseur du comte de Saint-Fiacre et c'est dans cette propriété que le petit Jules non seulement est né mais a aussi passé toute son enfance - il y a a même été enfant de choeur. Epoque heureuse, époque bénie, que
Maigret évoque toujours avec la douceur que l'on devine et qui, bien sûr, n'a pas été sans laisser de nombreuses marques sur sa personnalité. Par exemple, il vénérait la comtesse, une jolie femme longue et fine, toujours habillée de fourrures et de soie, qu'il revoit aux côtés de son époux, dans l'un de ces tous nouveaux modes de locomotion qu'on commençait à appeler "automobiles", tout cela avant la Grande guerre, bien évidemment. Et il n'a jamais oublié la façon respectueuse mais non servile dont son père leur confiait, à lui et à sa mère, quand il rentrait, le soir, dans la chaude petite maison réservée au régisseur du domaine : "Aujourd'hui, M. le comte m'a appelé pour travailler avec lui dans son bureau." Un bureau-bibliothèque comme on n'en fait plus, tapissé de haut en bas de boiseries aristocratiques, elles-mêmes recouvertes pour l'essentiel d'étagères débordantes de livres, avec un beau feu, l'hiver, brûlant joyeusement dans l'énorme cheminée.
Pour ceux qui seraient durs de la comprenette, j'ajouterai donc que, aux yeux de
Maigret, tout ce qui entoure le nom de Saint-Fiacre est sacré.
On jugera donc de l'étendue de sa stupeur, puis de son inquiétude et enfin de sa colère en découvrant, traînant de bureau en bureau au 36, Quai des Orfèvres, une feuille quadrillée transmise par la Police municipale de Moulins "à toutes fins utiles" et portant ces mots : "Je vous annonce qu'un crime sera commis à l'église de Saint-Fiacre pendant la première messe du Jour des Morts." S'étant assuré qu'il s'agit bien de son Saint-Fiacre à lui, le commissaire se précipite. Un crime, dans l'église de Saint-Fiacre, pendant la messe, et la première encore du Jour des Morts ! Autant dire, une profanation pour la jeunesse de Jules
Maigret ! Et il est là sur les lieux, plus droit qu'un "i" qui passerait en revue tout l'alphabet et plus énigmatique qu'un gisant étendu dans son éternité, lorsque, encore agenouillée dans la stalle familiale après la communion, la comtesse de Saint-Fiacre, bien vieillie certes mais toujours alerte, décède d'un arrêt du coeur, un peu avant la sortie de la première messe du Jour des Morts.
Un petit intermède, le temps de retrouver le missel de la morte, disparu en un premier temps à l'église et réapparu entre les mains d'Ernest, l'enfant de choeur qui rêvait, tout comme
Maigret au même âge, d'en posséder un jour un aussi beau, et le crime est établi. le volume contenait en effet une imitation d'article de journal annonçant la mort de Maurice de Saint-Fiacre, qui se serait suicidé. le coeur vaillant mais affaibli de la comtesse n'a pas résisté : la Nature a fait ce dont le meurtrier inconnu n'avait pas voulu se souiller les mains ...
La ronde des personnages, villageois et notables, se met en branle. Peu à peu reconnu comme "
le fils du régisseur",
Maigret se fait plus elliptique que jamais quand il ne paraît pas, quelquefois, envisager de se refermer comme une huître géante. Si la mort de la comtesse le touche, le portrait qu'en brossent désormais ceux qui lui ont survécu lui serre le coeur : après la mort de son époux et le départ de son fils, Maurice, qui menait plus ou moins une vie de bâton de chaises, la pauvre femme, en quête de tendresse plus que de sexe, avait eu des complaisances pour des jeunes gens qui tenaient auprès d'elle le rôle de "secrétaires." L'actuel tenant du titre,
Jean Métayer, arrive largement en tête pour prétendre au rôle de
l'assassin qui, de l'ombre, dirige tout. Mais les apparences sont souvent trompeuses. Bien que plein de mépris pour l'individu, le commissaire le sait bien. Alors ne serait-ce pas plutôt l'héritier des lieux qui aurait eu tout intérêt à presser un peu les choses dans l'espoir de récupérer du domaine ce qui peut encore échapper aux créanciers ? Et puis, il y a cet abbé, jeune mais rigoriste, qui aurait tant souhaité que Mme de Saint-Fiacre mourût en état de grâce. Ayant reçu la communion ce matin-là après avoir été absoute de ses péchés par sa confession hebdomadaire, c'est bel et bien purifiée qu'elle a quitté sa faible enveloppe de chair ...
Pendant que tout le monde jase et cancane, on a un peu l'impression que les évènements, pour une fois, échappent à notre héros. Comme si son passé personnel l'empêchait de prendre la haute main sur l'affaire, de décider et de trancher, de réfléchir même comme à son habitude. Bien qu'elle soit désormais dans une autre dimension,
Maigret ne paraît pas se résoudre à effleurer l'ombre de la femme qu'il a tant admirée pour sa grâce, son élégance et sa noblesse innée. On le dirait comme impuissant ... A moins qu'il n'estime plus "juste" que quelqu'un d'autre que lui règle l'affaire.
Maigret, nous le savons depuis "
Pietr-le-Letton" et nous l'avons constaté à nouveau dans "
Le Pendu de Saint-Pholien" comme nous le constaterons dans "
Chez les Flamands", aime parfois à laisser le Destin accomplir sa besogne.
Et c'est justement cette tendance, depuis toujours honnie par la Morale stricte (honte et réprobation largement accrues par l'apparition chez nous des films et des séries d'outre-Atlantique, presque tous à deux-cent mille lieues en général au-dessous de l'univers de l'écrivain belge), qui confère au personnage du commissaire cette humanité particulière qui ne ressemble qu'à lui-même, qui lui fait don de ce "plus" qui nous permet, alors que
Maigret n'est plus très loin d'atteindre son siècle d'existence, de nous passionner, encore et toujours, pour une intrigue, une atmosphère, des méthodes policières et la reconstitution de mondes qui, de nos jours, ne trouveraient pas leur place dans la logique aseptisée des thrillers ou simples policiers actuels, lesquels ne se sentent (ou ne se croient) vraiment palpiter que s'ils possèdent, entre leurs pages pléthoriques, au moins un tueur en série aussi barbouillé de sang que d'invraisemblances.
Reconnaissons-le sans honte : si
Simenon nous séduit encore, si dans le métro, coincés et sacrant entre un Musso et un Lévy, on croise encore deux de ses
Maigret entre les mains de lecteurs mal assis mais résignés, si le cinéma et la télévision n'ont pas fini d'exploiter un personnage en apparence si banal et par ailleurs si peu expansif qu'il en devient souvent décourageant, voire carrément incompréhensible dans ses raisonnements et ses réactions, c'est parce que chacun d'entre nous possède, tout au fond de lui-même et parfois sans le comprendre avant un âge certain, une parcelle de cet univers tiède, pluvieux, écrasé de brumes et rêvant d'une bonne blanquette de veau "à l'ancienne", de cet univers qui mêle les demis et le parfum du tabac à pipe et qui fait s'adosser en file indienne, au mur de notre imaginaire, tout un peuple de figures plus vraies que nature et qui nous apostrophent sans gêne aucune. Elles ont vieilli ? Oui. Elles ne sont plus à la mode ? Vous avez raison. Elles font tache, même, pour certaines d'entre elles ? Sans aucun doute. Et puis, pour beaucoup, disons-le crûment, sans prendre de gants, elles sont incroyables et nul auteur de policier digne de ce nom n'oserait leur confier aujourd'hui le moindre rôle, en tous cas pas sans un peu plus d'hémoglobine ? pas sans un peu plus de perversité dans l'allure et les pensées ?
C'est vrai. Mais le monde est incroyable. La preuve ? Il aura oublié depuis belle lurette l'énorme majorité des cadavres tailladés inventés par les auteurs de thrillers actuels qu'il se plongera encore avec tendresse, nostalgie - et un délicieux frisson indéfini mais fulgurant - dans les Morgues hantées par
Maigret et les siens. ;o)