Nord-est des Etats Unis, à deux pas de la frontière canadienne, une petite bourgade de 10000 habitants à peine, à l'approche d'un Noël des années 40.
Un homme est venu.
Seul.
Dans le froid de la nuit, sous la neige qui tombait drue. Personne ne l'a vu boitant sous le halo pale des réverbères. Il n'a demandé son chemin nulle part. Et pourtant il aurait pu. Dans les bars encore allumés, par exemple, où scintillait déjà la féerie lumineuse des fêtes à venir.
Il savait où il allait, sans hésitation.
La ville attendait Santa Clauz, et non pas un inconnu qu'on allait vite finir par haïr.
Personne pour raconter, pour le décrire, commencer à broder sur son compte. Il n'est venu ni en bus, ni en train; quelqu'un l'aurait vu sinon, et surtout l'aurait dit. Tout se sait, tout s'invente même, dans cette petite ville des USA. Tout le monde y connait tout le monde, invente sur le compte des autres, médit, espionne et ment.
Comme ailleurs...partout dans le monde.
L'inconnu est, dès le lendemain matin, désormais là, présent au milieu des autres, sans bruit, sans heurt, sans parler ou presque:
_dans
la vieille pension de famille où il a loué une chambre sous le nom de Justin Ward (mais est-ce sa vraie identité..? C'est si facile de mentir, de porter un masque qui n'est pas le sien). Il ne cherche pas le contact avec
les autres locataires, si ce n'est avec la jeune Mabel qui le soignera contre finances quand il sera malade. Et de cette intimité qu'on constate entre eux deux, sans en savoir vraiment plus (couchent t'ils ensemble ?), naît la rumeur qu'il la convaincu de porter des talons hauts quand elle va le rejoindre dans sa chambre... vous pensez, sur du parquet ciré ..!
_On le voit, toute la journée durant, au comptoir du bar de
Charlie, à boire en silence, en observateur patient, presque à l'affût, sournois et calculateur. Que cherche t'il ? Que veut t'il ? On le sent aux aguets, à l'affût d'une proie, de quelqu'un dans la ville.
Qui est sa cible..?
L'homme sort souvent et ostensiblement de sa poche une énorme liasse de grosses coupures quand il s'agit de payer. Chapeau mou, duffel-coat élimé, teint bilieux, maladif ... et surtout cette étrange façon de regarder
les autres, de les peser, de les tester, de les prendre de haut, de chercher la place du mal dans les âmes. On le sent suspicieux, manipulateur, adroit à laisser faire aux autres ce qu'il se défend de faire lui-même.
Quand il est là au comptoir, on souhaiterait qu'il soit ailleurs, loin d'ici et pour longtemps, qu'il disparaisse, retourne au néant d'où il est venu. Sa seule présence bizarrement indispose. Les conversations s'effondrent, la gène naît d'être simplement à ses côtés et perdure comme une mauvaise ombre noire posée sur le bar et les clients. La convivialité d'antan meurt.
Un pressentiment de mauvais augure naît: un drame attend, tapi dans l'ombre.
Charlie, le barman, traîne un passé de maffieux new-york repenti. Justin Ward cherche t'il le règlement de compte au nom d'une vengeance à assouvir ?
Le shériff confie à ses concitoyens que sa hiérarchie lui a interdit de creuser autour de l'inconnu. Un moyen, en mentant, de botter en touche ou, en vérité, une réelle mise en garde ?
L'imprimeur pense l'avoir reconnu, l'homme est peut-être celui qui il y a longtemps ....
Et puis il y a le Yougo, un quasi clandestin que la communauté tolère malgré ses samedis ébrieux. Il vit dans un taudis aux confins de la ville, ostensiblement polygame, chèvres et poules dans la pièce commune. Ward le paie grassement pour retaper la décrépite salle de billard qu'il vient de racheter à prix d'or à deux doigts d'un bail finissant. le Yougo a désormais beaucoup d'argent en poche: ses habitudes et son humeur change...
Charlie, le barman, va cristalliser la haine de toute une ville pour un homme mystérieux. Sous son seul regard s'alignent les obsessions curieuses d'une ville repliée sur elle-même, au coeur d'un hiver qui l'isole. Tout un troupeau d'hommes focalisé sur un être falot, quelconque, mais qui pourtant va...
La suite appartient au roman.
"
Un nouveau dans la ville" (titre à mon sens représentatif du contenu mais peu porteur) est un roman "dur" de
Simenon qui se plaisait à les nommer ainsi. Il est daté de 1950. Pas le plus connu certes, pas le plus réussi, mais existe t'il un mauvais
Simenon ?
Loustal , en 2016, a illustré une réédition de ce court roman (Ed. Omnibus). Je suis curieux de voir comment il a pu rendre l'atmosphère lourde, pesante et tendue; la complexité des interactivités entre les protagonistes; les non-dits, les menaces à demi-mot, les sous-entendus menaçants; cette haine effrayante d'une ville à l'encontre d'un homme seul. Nul doute que le dessinateur a su user de dessins sombres, lourds de nuit, de brouillard, de pluie et de neige, de trottoirs mouillés, de devantures scintillantes.
Suivre
Simenon, dans un cadre américain typique des années 40, m'a semblé totalement inattendu, étonnant, presque incongru. J'y ai cherché bêtement l'ombre lourde de
Maigret, celle de sa pipe et de son chapeau. le shériff, personnage auquel
Simenon n'a que peu recours, ne parvient pas à le remplacer et ne doit pas le faire.
Simenon pose ainsi délibérément son roman en pur polar: la police n'intervient que peu, c'est une affaire d'hommes.
Comme d'habitude chez l'auteur, les hommes et ce qu'ils sont, montrent et cachent, pèsent plus que leurs actes.
Simenon fouille les âmes, dissèque les personnalités au plus près des causes qui les ont fait naître, agir pour le bien, le mal ou dans l'entre-deux. Pas de manichéisme, tout se situe dans les gris de vies de personnages lambda.
Si vous lisez ce roman, en débutant de l'oeuvre de
Simenon, ne vous y trompez pas: l'apparente simplicité du style cache la complexité redoutable d'une vraie étude de moeurs.
Simenon pose un cadre, dresse des hommes les uns face aux autres en coeur d'un drame commun.
Et pour finir, presque en post-scriptum, j'ai trouvé en "
Un nouveau dans la ville" un processus thématique presque similaire à celui contenu dans Bazaar de
Stephen King. Un homme vient à Castle Rock, y ouvre le "Bazar des Rêves", chacun y trouve exactement ce qu'il désire profondément. Leland Gaunt, le propriétaire, à l'image d'un diable tentateur, dresse peu à peu les habitants les uns contre
les autres, jusqu'au paroxysme final.
Lien :
https://laconvergenceparalle..