Le Tramway... Est-ce un tramway nommé désir ? Je vous avouerai que j'allais ici pour mes premiers pas dans l'univers littéraire de
Claude Simon avec autant d'appréhension que d'une curiosité totalement débridée.
J'ai aimé emprunter ce tramway au ton mélancolique, dans ces allers-retours quotidiens entre le centre d'une ville de bord de mer et les abords d'une plage mondaine. Cette ville en bord de mer est sans doute Perpignan, qui fut
la ville d'enfance de
Claude Simon.
À cette lecture envoûtante, j'ai aimé devenir ce petit garçon qui empruntait autrefois ce tramway pour aller le matin à l'école et en revenir le soir.
Sur un texte dont la première approche n'est pas toujours aisée, j'ai aimé son rythme singulier, au gré d'un trajet quotidien qui devient vite un voyage, j'ai aimé entrer peu à peu dans la sensation du texte, dans la phrase qui s'enroule et se déroule, presque ensorcelante, le devenant sans doute totalement à la fin de ma lecture, l'enchantement continuant de se poursuivre quelques temps après aussi.
La forme narrative peut dérouter, puis finit par rassurer, pour finir par envoûter...
En 2001,
Claude Simon publie son dernier roman,
le Tramway, c'est un cheminement, son dernier cheminement. Peut-être faut-il voir dans ce dernier récit un signe prophétique de sa part, sentant la mort qui approchait ?
C'est un regard d'indulgence et de lucidité porté vers l'humanité, celle que
Claude Simon a traversé durant son existence.
C'est un récit que j'ai trouvé intelligent, à facettes, tantôt à hauteur d'un enfant, tantôt à hauteur d'un vieillard malade, hospitalisé, presque moribond, ce vieil homme qui se souvient qu'enfant, dans la période entre deux guerres, il empruntait ce tramway pour aller à l'école, il se souvient du cinéma tout près de la première station, des villas des quartiers très riches que longeait la ligne venant s'épuiser sur les derniers rails recouverts de sable, presque jusque devant la mer...
Ce vieil homme qui se souvient, c'est peut-être lui
Claude Simon, mais ce sont tant d'autres personnes, peut-être nous, qui sait ?
Ce sont des allers-retours incessants où le paysage physique pourrait finir par devenir immuable, s'il ne finissait par ressembler peu à peu au paysage de la vie...
Cela ressemble à un parcours initiatique où le petit garçon s'apprête à faire ses pas dans un monde plus grand que lui, un monde encore étranger à lui, qui le restera à jamais peut-être tant ce monde est semé d'embûches, tant ce monde est chaotique, un monde sans pitié et déjà en déclin, la guerre va venir qui va broyer des vies, la maladie plus tard aussi, celle qui va emporter sa mère si chère à son coeur, un monde où la mort est sans cesse omniprésente... Et pourtant...
Pourtant, dans son esthétique réaliste, ce texte a quelque chose de radieux, de solaire, de chaleureux... Ce récit devient vivant, animé comme des scènes filmées, des personnages montent, descendent du tramway, certains vont au plus près du conducteur comme ces gosses aux rires potaches qui chahutent dans la cabine, d'autres personnages continuent d'exister dans la rue, marchant, se dépêchant vers leur travail, traînant un peu, parfois amoureux, enlacés, forment presque un mouvement cinématographique à la façon d'un travelling, tandis que
le tramway continue son trajet.
Il se détache ici un besoin d'altérité infini pour dire la manière d'affronter ce monde en proie au malheur.
Est-ce ce chaos apparent de l'écriture de
Claude Simon qui permet de se raccorder au monde chaotique qu'il nous décrit dans ces flux de conscience qui viennent et reviennent comme le trajet d'un tramway entre un cinéma et une plage d'une ville de bord de mer ?
Il faut alors se laisser porter par la phrase, qui s'ouvre parfois sur des parenthèses comme si brusquement un endroit secret surgissait d'un chemin qu'on emprunte, il faut ne pas hésiter à aller plus loin, ressortir du trou percé par la parenthèse dans laquelle nous sommes tombé, en ressortir un peu sonné, continuer, lire à haute voix, il faut embrasser la phrase de
Claude Simon à pleine bouche, façon french kiss. La façon d'écrire de
Claude Simon m'a donné à voir qu'il revenait sur ses pas pour visiter cette phrase, l'ouvrir, la tailler puis la sculpter, y jeter d'autres mots, revenir comme un vieillard qui va mourir revient vers son enfance, l'école, le cinéma, sa mère qui le prenait dans ses bras, la plage au loin et le sable qui roulait sur les rails, notre vie est souvent cela, on ne sait jamais comment refermer la parenthèse qu'on a nous-mêmes ouvert dans nos propres existences avec ses failles, ses blessures et ses béances, on aime revenir à bord de ce tramway vers la plage de nos enfances, revenir en arrière, voir tous ses morts qui s'agglutinent sur le bas-côté, pour peu
le tramway roulerait presque sur eux. Mais ils sont loin heureusement... Enfin, pas si loin que cela finalement...
Il y a quelque chose ici qui tient de l'entrelacement, de la dilatation du temps, de l'oscillation entre deux versants...
C'est un plaisir sensoriel, celui de la réminiscence, celui de la vision d'un paysage qui passe, que traverse un tramway parcourant nos vies.
Le temps qui passe, c'est aussi le temps qui reste, qu'il nous reste à vivre.
le tramway n'en finit pas d'aller et venir entre cette ville et cette plage.
Le temps qu'il nous reste, c'est aussi le temps qu'il nous manque...
Jouir de cette littérature, exigeante oui, qui oblige forcément, pourquoi pas n'est-ce pas ? Sensuelle presque, puisqu'il s'agit de nous laisser entraîner par cette lecture et qu'il nous reste quelque chose après... Se laisser prendre, s'immerger dedans, c'est un texte qui parle plus à nos sens qu'à l'intelligence, je précise bien aux sens, tous les sens, les sensations qui nous permettent d'étreindre ce monde si impalpable à première vue.
Ces phrases longues qui succèdent à des phrases courtes, avec parfois des points de rupture, parfois juste avant la fin de la phrase, juste au bord du vide, cassant presque la syntaxe, ces phrases ne figurent rien d'autre que le tourment de l'existence... Bien sûr, cette langue particulière m'a rappelé l'écriture de
William Faulkner, celle aussi d'
António Lobo Antunes.
Cela oblige, cela déroute, cela peut agacer, cela embrase et ensorcèle.
Me prêtant à lire un ou deux extraits de ce récit à haute voix dans mon jardin, mais oui..., - j'ai quand même vérifié si les chats n'étaient pas aux alentours on ne sait jamais à propos de leurs réactions parfois imprévisibles -, j'ai découvert une mélodie de la phrase, une attention aux images aussi, au sens tactile, aux odeurs...
Ce tramway stoppé par le buttoir devant l'océan m'a donné une vision presque irréelle, magique, d'un tramway qui aurait pu un jour continuer son trajet sans jamais s'arrêter, aller s'engloutir dans les flots, continuer le voyage sous la forme d'un parcours en submersion, englouti, oubliant ce qui existait à la surface, peut-être offrir à cet enfant qui allait grandir la découverte d'autres mondes, s'échappant pour quelques instants ou pour toujours de celui qui déjà s'apprêtait à le happer, inexorablement.
La force de ce récit de
Claude Simon me fait dire tout cela... Dans ce tramway nommé désir...