Deux jeunes frères ont fui un pays en proie au chaos, où ils n'avaient plus personne, où ne restaient que ceux qui n'avaient nulle part où aller. Ils ont grandi dans la guerre, et pris précocement conscience du lien terrible, fanatique, avec lequel la vie s'accroche au corps.
Ils ont donc migré vers l'Europe et, on ne sait dans quelles circonstances, ont à un moment été séparés. Ils tentent de se retrouver. Sans indice sur leur localisation respective, ils n'ont d'autre recours que de se diriger toujours plus vers le nord.
L'aîné, Amir, est mis en relation avec des passeurs qui le font voyager dans un moteur de voiture, recroquevillé des heures durant dans une insoutenable position, tentant de se focaliser sur la conscience de son corps, le goût du gazole envahissant ses muqueuses. La suite de son périple lui fera rencontrer, parmi une foule d'autres migrants, la folie, la misère, l'humiliation.
Le plus jeune reste anonyme. Enfui d'un camp de détention où on le désignait par un numéro préalablement marqué au feutre sur sa peau, il marche, avec ses seules jambes comme moyen de transport.
Son parcours nous est détaillé avec minutie, étape par étape, périple infini et périlleux dans un monde inconnu et hostile, dont même les sons lui sont étrangers. Son corps devient son véhicule pour la survie, "sa conscience n'est plus que ce qui trimballe sa misérable enveloppe charnelle pour la mettre hors de danger". C'est donc à travers le prisme de ses sensations physiques, d'inconfort, de souffrance, et l'énumération de ses gestes et mouvements -de la peur, de la survie…- que nous appréhendons son calvaire, marqué par le froid mortel que diffuse un paysage montagnard et enneigé. L'isolement des étendues qu'il traverse est parfois interrompu par la marque d'une présence humaine qui paradoxalement exhausse l'étrangeté et la froideur de l'environnement : clôtures et fils de fer en quantité inimaginable, ruines de constructions abandonnées, usine abritant de gigantesques mécanismes robotisés, où règnent tôle et béton. Il émane de ces lieux déshumanisés une ambiance quasi surnaturelle et post apocalyptique, le garçon découvrant là un univers inédit, démesuré et effrayant.
On comprend rapidement que le matériau du titre, c'est ce corps, celui du migrant, qui soumis à la loi des passeurs et aux contraintes d'un environnement naturel contre lequel il doit lutter, est malmené, transformé, affaibli. Un corps précieux, parce qu'il permet la fuite, le déplacement, mais aussi vulnérable.
En focalisant son texte sur la dimension physique de l'épreuve de la migration, l'auteur crée la possibilité d'une véritable immersion aux côtés de ses personnages. le cauchemar que constitue leur parcours en devient palpable et fait de la lecture de "
La fatigue du matériau" une expérience quasi physiologique..
Très fort.
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