Daniel Spoerri, qui est né en 1930, est aujourd'hui un des rares artistes qui puisse témoigner de l'aventure du Nouveau Réalisme et notamment d'une de ses branches : l' « Eat art » qu'il a lui-même créée. Célèbre pour ses « Tableaux pièges » des années 1960, qui détournent le quotidien par des éléments de repas collés et redressés à la verticale, il inventa les Cènes modernes, hors de toute religion, si ce n'est celle de la société de consommation. Spoerri fut aussi l'un des animateurs principaux des éditions MAT (Multiplication/Art/Transformation), le compagnon de route du mouvement Fluxus, l'ami de
Jean Tinguely, de
Roland Topor et de Raphaël Soto. Les entretiens menés par Alexandre Devaux, spécialiste de
Topor (il fut le commissaire de l'exposition le monde selon
Topor de 2017 à la BnF), ont cette particularité qu'ils rentrent immédiatement dans le vif de l'art. Pas de chapitres liminaires sur l'enfance de Spoerri, qui seraient suivis du récit de sa jeunesse et de celui sa formation. Les années pendant lesquelles il fut premier danseur de l'Opéra de Berne entre 1954 et 1957, metteur en scène au Landestheater de Darmstadt puis poète, apparaissent au détour d'une oeuvre, d'une rencontre artistique, d'une exposition. Cette méthode est d'autant plus efficace qu'elle immerge le lecteur dans l'univers éclaté de Spoerri : son père fut déporté dans les camps nazis et y mourut ; émigré en Suisse, son fils reconstruisit une vie entre Paris, Bâle, Berne, la Grèce, l'Italie, au carrefour de plusieurs disciplines, qui trouvèrent finalement leur sens dans ses assemblages d'objets disparates. Cette tension entre l'éclatement et la synthèse, entre l'incongru et une logique implacable, est un des fils les plus intéressants de ces entretiens, qui se lisent par ailleurs très agréablement comme un roman sans fin, à l'image des « Tableaux pièges » débordant de leurs cadres...
Par
Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 552, janvier 2019