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3,96

sur 199 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Quis leget haec ?

Eh bien, je me le demande !
Mais un peu de patience, je vous prie. - Et même, soit dit en passant, un peu de courage - oui, COURAGE est peut-être le mot qui conviendra le mieux pour aborder "La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme".
Car nous avons là un morceau littéraire fort astucieux - c'est par ces mots que je devrais probablement commencer cette chronique - il est toujours préférable de commencer d'une façon plus générale, pour ne pas décourager les esprits craintifs. Mais je voudrais d'abord souligner autre chose --- ne criez pas et ne protestez pas, je vais m'organiser comme bon me semble. - Après tout, c'est moi qui écris ce commentaire !

Je voudrais donc souligner que c'est un livre qui va agir sur toutes les humeurs qui peuvent circuler dans le corps humain. - Ah ! Il n'y en a pas tant que ça, me contredira le lecteur vétilleux de ces lignes - mais il se trompe prodigieusement, cette petite âme critique - car l'intérieur d'un corps humain est tout aussi compliqué et emberlificoté que le livre de Sterne.
Hélas, cher lecteur, il n'est point aisé de pénétrer la pensée de ce bon Tristram. - Il se laisse distraire - il raccourcit ses chemins - puis il les rallonge - il marche sur les courbes ellipsoïdes plutôt que sur les routes directes --- ou sur n'importe quoi de simple et de droit. Fichue chose !
Mais la simplicité n'est pas toujours une vertu - du moins en ce qui concerne la littérature - et c'est une opinion que je respecte. - Peu d'opinions sont aussi ciselées et polies --- jusqu'à un tel éclat. Les voies simples et droites seraient plus seyantes et honorables aux relations humaines, évidemment - mais qui a jamais vu des relations humaines simples et droites ? --- Certainement pas moi. Et cela fait pourtant quelques années que j'arpente ce beau monde - même si, j'en conviens, moins longtemps que certains d'entre vous - mais en calculant bien, vous trouverez un nombre à deux chiffres divisible lui-même plusieurs fois par deux. - Toutefois, à condition de bien vouloir vous prêter à ce divertissant petit exercice de calcul, ça va de soi.

De gustibus non est disputandum - certains vont trouver le livre long et XXXXX (censuré) - car c'est l'art de la digression qui le fait avancer. - Il est donc, pour ainsi dire, à la fois digressif et progressif. N'est-ce pas fabuleux, de concilier ainsi deux mouvements complètement opposés, qui paraissent inconciliables ? Certes, quand l'oncle Tobie et son fidèle compagnon Trim enfourchent leur dada militaire, les cavalcades peuvent parfois sembler fatigantes. Mais quel duo ! Dites-moi, ne trouvez-vous pas que l'histoire est toujours meilleure quand elle est menée par un duo ? Moi, je trouve. Mais ne me comprenez pas mal - il y a bien d'autres personnages dans le livre, pas seulement Tobie et Trim - mais la liste serait encore bougrement longue --- et, voyez-vous, le temps passe.

Donc, pour ne pas me perdre en interminables digressions comme sieur Tristram qui raconte sa vie et ses opinions - et pour éviter d'étirer ce commentaire en neuf parties d'une longueur considérable, je pense que ceci est amplement suffisant pour une critique - ou me trompé-je ? --- Non ! Non ! Je vous entends crier. Il suffit !! - Alors, comme je viens de le dire, pour ne pas m'éloigner davantage, je vais seulement ajouter que cet ouvrage est probablement une des meilleures choses que vous pouvez trouver en littérature anglaise du 18ème - même si vous fouinez longtemps - et je sais que vous êtes de sacrés petits fouineurs !--- Une sorte de début de la littérature post-moderne - un petit tentacule - un perce-neige précoce et folâtre, qui... etc., etc. XXXXX (censuré).
En tout cas, si vous avez réussi à lire ce commentaire, vous pouvez lire aussi "Tristram Shandy" - sans lui, Joyce ne serait jamais aussi compliqué, Proust aussi long et Hašek aussi drôle ! Ma foi !
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On compare Tristram Shandy à Rabelais et son Gargantua ou Pantagruel ou à Cervantes et son Quichotte, que, du reste, le personnage de Tristram cite souvent, ou, plutôt, il se réfère régulièrement à Sancho Panza. Il y a le même humour, la même volonté de tout prendre en dérision, et le propos est fort distrayant, voire hilarant.

Presqu'inconnu chez nous, Tristram Shandy est fréquemment lu et cité en Angleterre et chez les écrivains espagnols que j'aime. C'est, du reste, Javier Marias qui l'a traduit en castillan et Villa-Matas tout comme Barnes parlent de shandisme. Rien que pour cela, j'avais envie de le lire, et rien que pour cela, je n'ai aucun regret. Je m'attendais à encore plus mieux, si vous voyez ce que je veux dire, mais on atteint déjà un sommet.
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La brique lue, salivée, digérée… Que peut-on dire d'autre ? Que l'histoire ne fait que commencer, que ce qu'il y a à dire sera toujours pour demain… Aujourd'hui est réservé au plaisir de l'écriture, de la lecture.

LA LÉGÈRETÉ, l'insouciance, la futilité, la nonchalance n'est-ce pas là la plus grande des qualités de l'écrivain ? Pouvoir se mettre à nu, oublier toute tentative de signifier quoi que ce soit, éviter toute forme de beauté, toute velléité de poésie, toute volonté même d'écrire pour ne laisser que le souffle transparaître et s'envoler, puis revenir à nouveau comme un coeur qui bat, un de plus, systole, diastole et la vie qui s'écoule sous forme de caractères imprimés.

Et ne retenir qu'une chose de ce monument littéraire : le seul, le vrai personnage n'est ni Tristram qui n'a pas eu le temps de grandir, ni son père qui se perd en discours inféconds, ni vraiment cet oncle Toby dont on ne saura pas s'il séduit l'élue de son coeur ou continue à jouer pour de faux à la guerre, le seul vrai personnage est le Temps, celui qui ne s'arrête pas de couler mais dont l'auteur peut jouer à sa guise : temps de l'écriture, de la lecture ou temporalité du récit.

Ma dernière question : Rabelais, Cerantes, Sterne, Diderot, Joyce, Chevillard: check ! Que vais-je pouvoir lire demain qui ait encore autant de saveur ?

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What a book foutraque ! Quel « shandy » livre!
Un livre comme je n'en ai jamais lu.

J'avais découvert l'existence de Sterne il y a une bonne dizaine d'années, plutôt une bonne vingtaine, le temps passe si vite, par la lecture de l'Art du Roman de Kundera, l'un de mes auteurs préférés.
Kundera y met en avant, si je me souviens bien, la fantaisie de cet auteur du 18ème siècle, qui s'affranchit de la linéarité du cadre narratif comme d'autres qui l'ont précédé (en premier Cervantes) ou le suivront, parmi lesquels je trouve qu'il y a, par exemple Georges Perec et son extraordinaire « La vie, mode d'emploi », mais il est possible aussi d'y raccrocher Kundera lui-même avec son roman l'immortalité.

J'ai fait l'acquisition en 2014, et « au prix spécial de 11,40 euros » de ce roman, « La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme » dans la version des Éditions Tristram (sic) avec une traduction, présentée comme nouvelle, de Guy Jouvet. Je sais depuis que cette traduction a déclenché une polémique car elle se démarque fortement de la traduction de « référence » de Mauron, plus ancienne, mais qui selon Guy Jouvet et les Éditions Tristram ne rend pas toutes les subtilités du texte original de Sterne. Guy Jouvet a aussi fait le choix de franciser à peu près tous les noms; ainsi William Sandy, le père de Tristram, devient Gauthier Shandy, son frère Toby devient Tobie, Trim se change en l'Astiqué, Mrs Wadman est la veuve Tampon, etc….
J'ai lu aussi, parmi les excellentes critiques des babeliotes (ah, quelle richesse toutes ces critiques!) celle très érudite de smalandrin, qui considère la traduction de Guy Jouvet comme la meilleure, bien qu'à la lecture de son commentaire, j'ai compris que la plus fidèle au texte est celle De Wailly.

Après toutes ces remarques préalables, je dois avouer que j'ai mis finalement 7 ans (de réflexion?) non pas à lire ce roman, mais à en entreprendre la lecture. Il est vrai que la taille du livre, 9 volumes pour un total de près de 900 pages, a de quoi en imposer.
Mais bon, depuis lors, j'ai progressé, et trouvé le rythme pour lire des ouvrages à l'approche difficile au premier abord. Car, si Sterne parle de son roman comme le Livre des Livres, j'avertis ici la future lectrice ou le futur lecteur. La vie et les opinions de Tristram Shandy, c'est un peu comme la Bible, impossible à lire d'une traite. Il faut prendre son temps, prendre le temps de savourer le texte, et le temps d'en comprendre, ou pas, les subtilités, les sous-entendus, et leur éventuelle grivoiserie cachée.

Mais j'y ai pris un réel plaisir. Tristram Shandy, c'est le chef d'oeuvre absolu de l'humour, de la fantaisie, de la digression, de la parodie. Sous le prétexte d'une chronique en 9 volumes de la maisonnée campagnarde du sieur Gauthier Shandy, grand ferrailleur philosophique avec ses invités et ses proches, le Pasteur Yorick, le Docteur Bran, et surtout son frère Tobie, blessé à la guerre qui, aidé par son fidèle valet, le caporal l'Astiqué (sans doute une référence à Don Quichotte et Sancho Pança) créent des maquettes des batailles en cours, maisonnée dans laquelle le fils Tristram ne va naître qu'au 4ème volume, l'auteur nous mène à sa guise dans différents domaines de l'activité humaine, amour, religion, art de la guerre, voyages, etc… et tout cela avec un humour ravageur, se moquant sans cesse des philosophes et des arguties pseudo-philosophiques de ses contemporains. Mais il faut noter que toutes ces discussions passionnées le sont dans une totale bonhomie et affection réciproque entre les principaux protagonistes. Et parfois et même souvent, Tristram joue avec nous à parodier les romans, contes et récits de son époque, ainsi en est-il du conte de Grosscacadius, brodé autour d'une histoire de nez, désopilant, du récit délicieux et plein d'humour du voyage en France de Tristram poursuivi par la Mort, de la chevauchée « épique » du valet Obadiah jusqu'au domicile du Docteur Bran, de l'histoire bouffonne de l'abbesse des Andouillettes et de sa novice, et de tant d'autres.
Tout est parodie, dérision dans ce roman. Ça peut être féroce et grinçant. Ainsi le discours apologétique pitoyable du père Shandy lorsqu'il apprend la mort de son fils Robert. Ça relève aussi parfois de l'humour gratuit et un peu lourd, comme le chapitre sur les chapitres, celui sur les moustaches ou la préface du livre logée au sein du volume 3.

Je trouve qu'il y a, dans ce livre, comme on dit, plusieurs « niveaux de lecture ».

D'abord, ce roman est un formidable et jubilatoire jeu de construction littéraire. de l'emploi des tirets plus ou moins longs, d'étoiles pour suggérer du texte, de pages blanches, ou marbrées, de la typographie et de l'arrangement des mots dans chaque paragraphe, de l'utilisation de lignes pour résumer l'allure du récit dans chaque volume, ou d'une main pour montrer une partie de texte, tous ces procédés graphiques ou d'organisation du texte animent le texte, ce n'est pas de la bande dessinée mais ça y fait penser.

Et puis, il y a sans cesse un jeu sur le langage, qui fait penser à Rabelais: les mots inventés, ceux à double sens, qui doivent, je l'imagine, donner du fil à retordre aux traducteurs.

Et enfin, tout le roman est un pied de nez à la chronologie narrative. Et, si je comprends bien que tout le monde ne peut aimer cela, pour moi, ce fut un régal. On va passer d'une discussion au sein de la famille Shandy au récit de la fuite en France de Tristram, on va découvrir que les amours contrariées de Tobie et de la veuve Tampon, racontées dans les derniers volumes du livre, ont eu lieu avant la naissance de Tristram. Cette moquerie de la chronologie est d'ailleurs évoquée de façon «subliminale» dans une partie du livre, lorsque l'oncle Tobie explique à l'Astiqué, à propos des batailles militaires, que la géographie est plus importante que la chronologie, qu'on n'a que faire de la chronologie, et qu'il faut préférer l'ordre spatial à l'ordre temporel.

Bref, voilà une fantaisie littéraire qui se fiche pas mal de l'effet de réel. Sterne semble nous dire: je revendique la totale liberté de ma création, l'omnipotence de la littérature, et tout cela en définitive, n'est qu'un jeu entre toi, chère lectrice ou lecteur, et moi, l'auteur.
Encore faut il avoir envie de jouer, ce fut mon cas, mais sans doute n'est-ce pas le cas de toutes et de tous.
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Un sommet absolu de littérature selon moi. Un roman que je n'ai pas fini de lire, relire, explorer dans toutes ses traductions et dans sa langue originale qui n'est pas la mienne. La traduction des éditions Tristram est une des plus récentes. Cette édition est particulèrement à recommander pour son appareil de notes et de commentaires. Une édition était même prévue en quatre tomes avec abondance de notes en fin de volume. Je l'attends avec impatience, s'il est toujours prévu qu'elle puisse paraître. La traduction de Charles Mauron, plus ancienne, moins Rabelaisienne, plus britannique au sens où l'entendent les français (mais que comprennent les français des britanniques ?) est aussi une excellente version, c'est celle par laquelle j'ai découvert ce roman foisonnant, très favorable à l'imagination. J'ai dû cocher une case sur Babelio, j'ai donc coché "lu", mais pour traduire mon approche de ce roman il faudrait créer une case où l'on puisse trouver à la fois "lu et relu" "à lire absolument" "à relire sans modération" "à offrir"... Bref, je ne peux que vous le recomander.
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A mon sens, lorsque Laurence Sterne engendra "Vie et opinions de Tristram Shandy", il aurait dû prendre garde à ce qu'il faisait. S'il avait à cet instant dûment pesé le pour et le contre, il aurait pu s'apercevoir qu'il se lançait dans une aventure sans fin et que son incroyable entreprise, de digressions en digressions, accompagnerait son quotidien jusqu'au terme de sa vie. Car l'objectif premier de ce roman des romans est de ne surtout pas arriver à un quelconque terme. Deux expressions du narrateur expriment remarquablement le principe de l'oeuvre: "C'est du soleil des digressions que nous vient la lumière" et "Je ne conduis pas ma plume, elle me conduit". L'édifice de Monsieur Sterne semble donc inachevable, un chapitre pouvant toujours s'ajouter aux autres, un livre pouvant encore prolonger les autres. Mais, soit dit en passant, cherchons-nous une destination finale lorsque nous ouvrons un livre? Et ne désirons-nous pas plutôt nous engager dans un inoubliable voyage?
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A mon goût, la meilleure traduction du chef d'oeuvre de Laurence Sterne.

Illustration par l'exemple avec 4 traductions différentes :

Texte originale de Laurence Stern :

« — Did not Dr. Kunastrokius, that great man, at his leisure hours, take the greatest delight imaginable in combing of asses tails, and plucking the dead hairs out with his teeth, though he had tweezers always in his pocket? Nay, if you come to that, Sir, have not the wisest of men in all ages, not excepting Solomon himself; — have they not had their HOBBY-HORSES !— their running-horses their coins and their cockle shells , their drums and their trumpets, their fiddles, their pallets, — their maggots and their butterflies? — and so long as a man rides his HOBBV-HORSE peaceably and quietly along the King's highway, and neither compels you or me to get up behind him, — pray , Sir , what have either you or I to do with it ? »

Traduction de Guy Jouvet (2004) :

« Le docteur Cunnusbranlius, ce grand homme, ne prenait-il pas, dans ses heures de loisirs, le plus intense des plaisirs qui se puisse imaginer à démêler les toisons ou autre parchemins velus frisant sur les Pays-Bas des bougresses, puis à en arracher les poils morts avec ses dents, quoiqu'il eût toujours des pinces dans sa poche ? Mieux ! Allons au bout, Monsieur, et osons le mot : les plus grands sages de tous les siècles, Salomon lui-même ne faisant pas ici exception, ¬ n'ont-ils pas eu leurs DADAS, leurs TURLUTAINES, ¬ leurs califourchons ? ¬ Qui d'entre eux n'a pas eu son cheval-jupon préféré, son joujou favori, sa passion dominante, sa folie douce, sa naïve toquade : chevaux de course, collections de monnaies, de médailles, de jetons, de coquillages... ? Qui n'a caracolé sur un bâton, battu tambour ou soufflé dans la trompette ? »

Traduction de Charles Mauron (1946) :

« Le Dr Kunastrokius, ce grand homme, ne prenait-il pas une joie immense dans ses heures de loisir à peigner la queue des ânes et n’en arrachait-il pas les poils morts avec les dents bien qu’il eût toujours des pinces dans sa poche ? A ce compte, monsieur, les plus sages des hommes, sans en omettre Salomon lui-même, n’ont-ils pas eu leurs marottes et leurs chimères : écuries de course, médailles, coquillages, tambours, trompettes, violons, palets, magots et papillons ? »

Traduction Léon de Wailly (1842) :

« Le docteur Kunastrokius, ce grand homme, à ses heures de loisir, ne prenait-il pas le plus grand plaisir imaginable à peigner la queue des ânes et à arracher avec ses dents les crins blanchis, quoiqu’il eût toujours des pinces dans sa poche ? Et même, si vous en venez là, monsieur, est-ce que les hommes les plus sages dans tous les siècles, sans en exception Salomon lui-même, n’ont pas eu leurs DADAS, — leurs chevaux fougueux, — leurs monnaies et leurs pétoncles, leurs tambours et leurs trompettes, leurs violons, leurs palettes, leurs vers-coquins et leurs papillons? »

Traduction de Joseph-Pierre Frénais (1777) :

« Un des plus grands hommes de ce monde, le fameux M. Paparel, n'avait-il pas le sien? II n'avait qu'à se baisser et prendre; les parasites ne l'incommodaient pas. — Le passe-temps le plus agréable du dernier des Césars était de tuer des mouches. — Hé , Monsieur, on a vu cela dans tous les siècles. Les hommes les plus sages (je n'en excepte pas même Salomon, le sage des sages ) ont eu leurs bizarreries, leurs chevaux de courses, leurs médailles, leurs coquilles, leurs tambours, leurs violons, leurs trompettes, leurs talons rouges, leurs palettes, leurs quintes, leurs papillons. On les a vus, chacun à sa façon, aller à dada sur leurs califourchons. — Qu'ils aillent , Monsieur, qu'ils aillent !—Pourvu qu'ils ne nous forcent pas, vous et moi, dans leur gravité, de monter en croupe derrière eux; quel intérêt avons-nous , je vous prie, de nous inquiéter de ce qu'ils sont! Ils ont leur marotte?... hé bien! qu'ils aillent. »

Je ne parle même pas de la traduction de Frénais, qui vient d’un autre âge, mais je ne vois vraiment pas d’où Jouvet sort ses : « parchemins velus frisant sur les Pays-Bas des bougresses » et ses « naïve toquade ». Ni son : « Allons au bout, Monsieur, et osons le mot » qui n’existe pas du tout dans la phrase de Stern. Jouvet détruit l’ambiguïté parce qu’il regrette de ne la voir pas surgir dans le double sens du mot anglais ass, qui signifie à la fois âne et cul. Il vire à tribord parce qu’il n’aime pas bâbord, et rajoute des images en se croyant autorisé. C’est pire que Mauron, en l’occurrence. La seule traduction lisible de Shandy est décidemment celle de Wailly.

Ailleurs :

Stern :

Well ! dear brother Toby, said my father, upon his first seeing him after he fell in love – and how goes it with your ASSE?

Mauron :

Eh bien, mon cher frère Toby, dit mon père lorsqu’il le revit pour la première fois après l’événement, comment va votre âne ?

Jouvet :

Hé ! hé ! mon cher frère Tobie, fit mon père, lorsqu’il revit son frère pour la première fois depuis qu’il était tombé amoureux – comment va ton BOURRICOT-PLEIN-DE-POIL ?

Et je ne vois pas pourquoi Jouvet choisit de traduire « well» par « hé hé », ni pourquoi il se croit autorisé à répéter « frère » que Stern élude. Quant à sa trouvaille finale, elle est grotesque et lourdingue.

Wailly :

Il est le plus précis (car Mauron traduit « after he fell in love » par « après l’événement »). Wailly met une note de bas de page au problème et en informe ainsi le lecteur :

Eh bien, cher frère Toby [pourquoi Mauron et Jouvet ajoute un possessif ?], dit mon père, la première fois qu’il le vit depuis ses amours, — comment va votre Ane ?

Sa note : "Tout ce chapitre roule sur une équivoque intraduisible, résultat de la ressemblance qui existe entre le mot anglais qui signifie âne et celui qui signifie c—l. "

Autre exemple :

Sterne :

« I wonder what’s all that noise, and running backwards and forwards for, above stairs, quoth my father, adressing himself, after and our hand half’s silence, to my uncle Toby, — who you must know was sitting on the opposite side of the fire, smoking his social pipe all the time… »

Jouvet
« Je me demande ce que signifie tout ce tapage et ces galopades en tous sens qu’on entend là-haut ! fit mon père, en s’adressant au bout d’une heure et demie de silence à mon oncle Tobie, — un oncle Tobie, précisons-le, qui, assis à l’autre coin de la cheminée, n’avait point cessé, dans tout cet entre-temps, de tirer placidement sur une pipe débonnaire… »

Léon de Wailly — si simple :

« Je voudrais bien savoir pourquoi tout ce bruit et toutes ces allées et venues en haut, dit mon père, s’adressant après une heure et demie de silence à mon oncle Toby — qui, il faut que vous le sachiez, était assis à l’autre coin du feu, fumant tout le temps sa pipe sociale… »

Jouvet traduit « i wonder » par : je me demande ce que signifie », il quadruple les mots sans raison, alourdit la phrase ; puis il traduit « noise » par « tapage », à nouveau sans raison, quand il est si simple de traduire par « bruit », et continue en traduisant « running backwards and forwards » par « galopades en tous sens », alors que « backwards » et « forwards » n’ont jamais signifié «en tous sens ».

Autre exemple :

Sterne :
« Then let me tell you, Sir… »

Jouvet :
« Ah ? Convenez pourtant, Monsieur… »

D'où sort ce "Ah ?!" Il n'y en a pas dans le texte original, et c'est tellement peu britannique.

Alors que de Wailly, si simple :

- « Alors, permettez-moi de vous dire, monsieur… »

Autre exemple :

Sterne :
«I know there are readers in the world… »

Jouvet :
« Je sais qu’il y a dans ce monde quantité de lecteurs »

D'où sort ce "quantité" qui est si laid ?

De Wailly (toujours simple et fidèle) :

« Je sais qu’il y a dans le monde des lecteurs…"

Voilà !

Si vous voulez lire Sterne, lisez la vieille traduction oubliée Léon de Wailly, on la trouve gratuitement sur Gallica


Lien : https://gallica.bnf.fr/ark:/..
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Une lecture qui a profondément touché et chamboulé ma vie étudiante. de quoi ça parle? de rien, de tout, de ci et de cela... Que répondre à l'examen? Une histoire de naissance, de tabac, de routes et surtout d'un monde littéraire qui raconte l'Europe du XVIIIe, qui raconte l'Homme.
Un vrai roman à tiroir (qu'aucun héritier français n'a jamais réussi à égaler), un brin donquichottisant, plein de philosophie et d'humour. A savourer et à rêver de relire un jour quand on aura vieilli et que Tristram et l'oncle Toby nous apprendrons encore de nouvelles et belles choses sur nous.
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NB : ce qui suit vaut pour la traduction de Guy Jouvet, et toutes les traductions ne se valent pas, loin de là.
En 1776, le moraliste anglais Samuel Johnson écrivait : « Aucune chose bizarre ne dure. Tristram Shandy n'a pas résisté au temps. »

Je n'ai aucune idée de qui était Samuel Johnson en dehors de ses prédictions foireuses, mais ce qui est certain, c'est que plus de trois siècles après sa parution, Vie et opinions de Tristram Shandy est toujours traduit et retraduit – tout mon respect au traducteur, Guy Jouvet, je ne peux pas même imaginer les kilomètres de noeuds qu'il faut se faire au cerveau pour traduire quelque chose d'aussi tordu – lu, vendu et inspirant pour des tas d'autres auteurs. S'il est moins connu en France qu'en Grande-Bretagne, cela tient sans doute à la nature non-sensique toute britannique de son contenu.

J'aimerais beaucoup vous parler du dit contenu, mais il est indéfinissable. Si dès les premières pages Laurence Sterne nous informe qu'il va nous narrer l'existence du dénommé Tristram Shandy depuis le moment de sa naissance, cette dernière ne survient qu'à la page 484. Entre les récits et description de la famille – le père, pour qui la réalité a bien moins de valeur que ses théories (foireuses), l'oncle, militaire candide et son valet fidèle et néanmoins obséquieux, le caporal l'Astiqué, la mère, qui brille par sa vacuité, le médecin et quelques personnages de passage, telle la mère supérieure du monastère des Andouillettes – tout est prétexte à digression, et Sterne digresse même sans prétexte. de récits en dialogues, s'appuyant tant sur l'héritage de Cervantès et de Rabelais, il nous livre des critiques acerbes d'à peu près tout, de la religion à l'esclavagisme en passant par la médecine et l'Inquisition entre deux grivoiseries. Plus qu'un roman, Vie et opinions de Tristram Shandy est une suite de sketchs qu'il est impensable que les Monty Python ne connaissent pas.
Nous avons là un monument de l'humour anglais dans toute sa splendeur.
Je suis pourtant contrainte par honnêteté de poser un « mais ».

Mais, donc, on ne va pas se mentir : il m'a fallu plusieurs mois pour venir à bout de ces près de mille pages que Sterne mit dix ans à écrire parce que ça n'est pas du tout facile à lire. le vocabulaire du XVIII e siècle n'est déjà pas le nôtre, mais en plus Sterne excelle tant dans les digressions qu'aucune phrase ne fait moins d'une page, sauf par accident. En outre, certaines parties du récit ont trait à des débats politiques ou théologiques de l'époque, et ne connaissant pas le Pasteur à la mode en ce temps-là, on manque de contexte pour aborder certains chapitres toutefois minoritaires.

Si j'aimerais que beaucoup de gens découvrent ce récit unique en son genre parce que ça fait du bien à tout le monde de rire, je dois tout de même prévenir que les habitués de la littérature du XXIe siècle risquent de rencontrer quelques difficultés. Mais si vous avez un niveau de lecture aiguisé, foncez, vraiment, si vous ne riez pas, au minimum, vous poufferez. Sauf si les Monty Python vous sont incompréhensibles, certains, paraît-il, sont étanches au non-sense.
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Que dire de cette somme littéraire fabuleuse ? de la vie est des opinions de Mr Shandy, on ne saura que peu. Il ne nait en effet qu'un peu avant la moitié du livre, c'est dire si le lancement de l'histoire est longuet. Mais d'histoire il n'y a pas, ou plutôt il en est mille. Car ce livre est avant tout une grande et longue digression, un hydre immense, un monstre de littérature à peu prêt unique en son genre de part le monde. On assiste à des discussions entre la parentèle du héros ; héros qui n'en est pas un, ou n'est pas celui du livre puisqu'on y parle de tout, mais peu de lui, peu de sa vie et pas beaucoup plus de ses opinions.
Il est impossible de résumer en quelques lignes cet amas d'anecdotes croustillantes, de considérations plus ou moins profondes sur la vie, d'histoires narrées de milles façons et avec un vocabulaire parfois cru, plein d'allusions croquignolesques et assez vertes ! Un roman d'une immense modernité, intemporel à vrai dire tant il pourfend l'humanité dans tous ces petits vices, ces petites lâchetés, son aspect parfois risible mais aussi grand et héroïque.
Un livre génial, puissant, inépuisable, drôle et tendre, cruel et acide, un Tout littéraire, un classique inclassable, à lire définitivement !
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