Non seulement la foule est attirante et appelle irrésistiblement son spectateur,
mais son nom exerce un prestigieux attrait sur le lecteur contemporain, et certains écrivains sont trop portés à désigner par ce mot ambigu toutes sortes de groupements humains. Il importe de faire cesser cette confusion et, notamment, de ne pas confondre avec la foule le Public, vocable susceptible lui-même d'acceptions diverses, mais que je vais tâcher de préciser. On dit : le public d'un théâtre, le public d'une assemblée quelconque; ici, public signifie foule. Mais cette signification n'est pas la seule ni la principale, et, pendant que son importance décroît ou reste stationnaire, l'âie moderne, depuis l'invention de l'imprimerie, a fait apparaître une espèce de public toute différentes, qui ne cesse de grandir, et dont l'extension indéfinie est l'un des traits les mieux marqués de notre époque. On a fait la psychologie des foules; il reste à faire la psychologie du public, entendu en cet autre sens, c'est-à-dire comme une
collectivité purement spirituelle, comme une dissémination d'individus physiquement séparés et dont la cohésion est toute mentale. D'où procède le public, comment il naît, comment il se développe; ses variétés; ses rapports avec ses directeurs; ses rapports avec la foule, avec les corporations, avec les États; sa puissance en bien ou en mal, et ses manières de sentir ou d'agir : voilà ce que nous nous proposons de rechercher dans cette étude.
Le journalisme est une pompe aspirante et foulante d'informations qui, reçues de tous les points du globe, chaque matin, sont, le jour même, propagées sur tous les points du globe en ce qu'elles ont ou paraissent avoir d'intéressant au journaliste, eu égard au but qu'il poursuit et au parti dont il est la voix. Ses informations, en réalité, sont des impulsions peu à peu irrésistibles. Les journaux ont commencé par exprimer l'opinion, l'opinion d'abord toute locale de groupes privilégiés, une cour, un parlement, une capitale dont ils reproduisaient les commérages, les discussions, les discours; ils ont fini par diriger presque à leur gré et modeler l'opinion, en imposant aux discours et aux conversations la plupart de leurs sujets quotidiens.
L'influence du livre, qui a précédé celle du journal, et qui au XVIIIe siècle comme au XVIIe a été dominante, ne pouvait produire les mêmes effets; car si le livre faisait sentir aussi à tous ceux qui le lisaient dans la même langue leur identité philologique, il ne s'agissait plus là de questions actuelles et simultanément passionnantes pour tous.
On comprend aussi, de la même manière, que le public d'un même pays, en chacune de ses branches principales, apparaisse transformé en très peu d'années quand ses conducteurs se sont renouvelés, et que, par exemple, le public socialiste français d'à présent ne ressemble en rien à celui du temps de Proudhon — pendant que les foules françaises de tout genre gardent leur même physionomie reconnaissable à travers les siècles.
Un discours entraînant et applaudi est souvent moins suggestif, parce qu'il avoue l'intention de l'être. Les interlocuteurs agissent les uns sur les autres, de très près, par le timbre de voix, le regard, la physionomie, les passes magnétiques des gestes, et non pas seulement par le langage. On dit avec raison d'un bon causeur qu'il est un charmeur dans le sens magique du mot.