Mais je suis un ours !

Nous imaginons le début d'histoire comme un de ces sketchs de télévision populaire où pendant que votre attention est occupée à une activité- ou l'inactivité (une sieste)-, le décor change aussi vite que celui d'un plateau de comédie et où la moustache fournie d'un Marcel Béliveau frise d'avance de la bonne farce que l'on va vous faire.
C'eut pu être cela, mais ça ne sera pas cela. La triste blague trouve sa source dans une raison bien plus simple.
Imaginez, chers jeunes lecteurs, un ours sortant de son hibernation pour découvrir qu'une usine a été bâti sur sa grotte.
Ca, c'est fort comme une odeur de fauve !

Le monde industriel est un farceur qui ne perd pas de temps, même l'hiver.
Les nouveaux camarades de notre ours à peine levé seront tellement conditionnés, on le comprend, qu'ils ne verront pas l'ours dans la peau de l'ours mais un ouvrier traine-savate.
Ca, c'est fort de café !, se disent les patrons, qui lui feront prendre l'ascenseur hiérarchique, dans les deux sens du terme, pour mater son insolence d'ouvrier mal rasé à fourrure.
Dans ce comique de situation, l'ours parlera le même langage et tentera de plaider lui-même sa cause.
Ironie du sort, l'animal sauvage donnera l'air de contenir plus de bon sens que les humains.
Les patrons tenteront alors de trouver des médiateurs pour confondre le déserteur qui se prêtant un ours.
Comment reconnaitre un véritable ours d'un ouvrier tire au flanc mal rasé ?
La réponse sera tout aussi délirante que l'ensemble de l'aventure.
On rit beaucoup.

Nous comprendrons bien dans cette mésaventure l'allusion évidente à un monde moderne qui phagocyte ici la nature et construit là où l'espace lui semble être inoccupé (la Nature ne compte pas).
Nous retrouverons aussi l'organisation savante et structurée du monde du travail, de la responsabilité à étages en dur et intellectuelles, du développement réfléchi des départements professionnels, les signes diversifiées et ostentatoires de compétences, bien loin du schéma tout simple du commerçant et de sa boutique.
Une ère nouvelle pour l'époque du livre.
L'aventure prendra l'allure d'un quiproquo drôle et rétro à la manière d'un vieux film de Charlot.
Nous nous rappelons, nous grands lecteurs, de son film sur le travail à la chaine, le Taylorisme et l'uniformisation des ouvriers dans "Les Temps Modernes".
"Mais je suis un ours !" fut la première fois publiée en 1946 en anglais, puis édité en français en 1975 à l'Ecole des Loisirs.

Le charme en noir et blanc, le style rétro et graphique de l'ours noir sont charmants.

Pas certain que la lecture écologique ou la critique sociale fassent leur chemin jusqu'aux jeunes lecteurs et qu'ils s'interrogent sur l'industrialisation, la ville et ses avantages ludiques et éducatifs.
Ils prendront en revanche tout leur plaisir, c'est certain, sur une aventure drôle, décalée et insensée avec un ours ébouriffé planté dans un décor dont les protagonistes savants semblent savoir mieux que lui ce qu'il est.