J'ai lu dans un livre sur les Indiens que l'âme ne peut pas voler plus vite qu'un avion. C'est pourquoi on perd son âme quand on voyage en avion, et on arrive à destination mentalement absent. Même le Transsibérien roule plus vite qu'une âme ne peut voler. Lors de ma première venue en Europe, par le Transsibérien, j'ai perdu mon âme. Quand je suis repartie par le train, mon âme était encore en route vers l'Europe. Je n'ai pas pu l'attraper. Lorsque je suis revenue en Europe, elle était en route vers le Japon. Ensuite, il m'est si souvent arrivé de voler dans un sens et dans l'autre que je ne sais plus du tout où mon âme se trouve. C'est en tout cas une raison pour laquelle, généralement, un voyageur manque d'âme. Le récit d'un grand voyage doit donc être fait sans âme.
Pour la plupart, les mots qui sortaient de ma bouche ne correspondaient pas à ce que je ressentais. Mais je constatais aussi que ma langue maternelle ne me fournissait pas davantage les mots correspondant à ce que je ressentais. Simplement, je ne l'avais pas perçu avant de commencer à vivre dans une langue étrangère.
J'étais souvent dégoûtée par les gens qui parlaient couramment leur langue maternelle. Ils donnaient l'impression de ne pouvoir penser et éprouver que ce que leur langue mettait tant de promptitude et de complaisance à leur offrir.
Les personnages dans les cercueils - des poupées en matière synthétique - rendent sensible le lien entre la mort et les poupées : tous les peuples représentés sous forme de poupées ont été à un moment de l'histoire, conquis et en partie détruits par d'autres sur le plan culturel ou économique. Ici aussi, comme dans d'autres musées, un rapport de forces est visible : ce qui est représenté est également ce qui a été conquis. Un loup empaillé sera exposé dans un musée d'histoire naturelle, jamais un loup ne pourra exposer un homme.
Je vis devant moi un temple d'où l'on entendait sortir une prière. A force d'écouter attentivement, j'entendis plusieurs voix. Je regardai dans le temple et vis un seul moine assis en position de prière. Plusieurs voix sortaient de son corps. Après avoir pris une inspiration profonde, comme un tapis sur lequel pouvaient alors apparaître plusieurs autres voix. Il faisait sortir des voix de lui-même et offrait un corps de résonance à ces narrateurs qui n'en possèdent pas un en propre. Les morts par exemple, pouvaient se rendre audible par la voix du moine.
L'affirmation selon laquelle on ne vit pas vraiment quand on écrit ne peut venir que de personnes concevant l'homme et sa vie comme un sujet et un objet. Ces personnes diraient peut-être qu'il faut avant tout vivre sa vie. Moi, je dirais que je vis et que ma vie vit aussi. Et mon écriture aussi. C'est pourquoi la question de savoir si l'on vit sa vie quand on écrit est mal posée. Une telle question ne vise qu'à placer l'homme au centre.