Les lieux font naître des histoires. Il suffit d'un ruban d'asphalte pluvieux dans le soir. La nuit déjà tombée à cinq heures. Un château ou un village perché se détachant au loin en sa brume tenace. Une Porsche jaune, familière, s'échappe parmi ces conditions climatiques désastreuses. Poursuivie par une puissante Berline rouge, dont on voit le double cercle de phares à la sortie d'un virage de route de montagne... La pluie noyant tous les contours de la scène. La Haute-Ardèche. le Vivarais. L'hiver. La solitude. L'angoisse. Il suffit d'une image...
On se souvient de cette cour hivernale de "L'Auberge des Trois Clés" dans ce petit village de la Marne battu par la pluie, la nuit : image grand format pareillement "simenonienne" qui ouvrait, elle aussi, la cinquième enquête de Ric intitulée "Piège pour Ric Hochet"...
"Les lieux font naître des histoires" : ce que devinait "Val", mon petit héros ado de "L'été et les ombres", fan précoce de Ric Hochet, confronté à l'incompréhension de l'énigmatique "Chris" (Christine) d'une tout autre extraction sociale. Valentin, lui, adorait l'image de "L'Auberge des Trois Clés" comme celle de la villa gothique du village de Mâlemort (Vosges) dans les "Spectres de la Nuit" ou celle de la tour carrée médiévale du "Monstre de Noireville" : Val adorait, en fait, la pluie, la neige, l'hiver et la nuit... quand Chris recherchait la lumière en un monde de pénibles pénombres, monde opaque qui la menaçait — elle, et elle seule — dans un entre-deux de faux-semblants (un beau-père abuseur est un sacré "méchant de western", tout de même !! Est-ce que Ric Hochet, journaliste, en viendrait à bout ? Pas si évident...)
Donc nous voici dans un nouveau "Cauchemar pour Ric Hochet" (qui était son 11ème album) : Ric est un fugitif, menacé de la première case à la dernière case de l'avant-dernière page... 1973. Dix-septième album cartonné paru aux éditions du Lombard...
"Epitaphe" ? Bigre... Une "inscription funéraire". La quatrième case de la planche 3 est reprise pour la couverture de l'aventure : une voiture de sport (de marque Porsche, surnommée "Bébelle") d'un beau jaune doré, bêtement fracassée contre un arbre, roues tournées en tous sens, pare-brise en mosaïque feuilletée, son conducteur en duffel-coat de cuir jaune, mâchoire béante, inconscient...
La course-poursuite s'est mal terminée pour notre héros... personnage positif qui se réveille dans la peau d'un Walter Wolzak, saloperie de psychopathe défiguré par d'horribles traces de brûlures... Visage heureusement entouré de bandelettes pareilles à celles de "L'homme invisible" / "The Invisible Man" (1897) d'Herbert-George WELLS [court roman dont je vous recommande chaudement la lecture, en passant...]. Griffin l'albinos est au moins aussi torturé que ce Walter Wolzak qui écume les fermes ardéchoise l'hiver et n'hésite pas, lui aussi, à laisser quelques cadavres derrière lui...
Et s'il était seul encore... Non, il a encore son frère Alex qui le couvre avec sa carabine), mais aussi une bande ripoux de province, particulièrement redoutable et bien organisée...
Brassens avait bien raison de ce méfier de ces "gendarmes, même les gendarmes qui sont par nature si ballots" bavant de concupiscence devant cette "Brave Margot"... ou de faire passer un bien mauvais quart d'heure (au marché de Brive-la-Gaillarde) au Maréchal des logis de son "Hécatombe" ! Ce brigadier Ménardier (un vrai Thénardier) est un salopard absolument terrible : rictus de jouissance, grosse voix, se frotte les mains à la perspective d'un barbecue dans une voiture carbonisée, etc.
Le véritable "chef" ("parrain" ou "Godfather" des ripoux) est un toubib de province qui a "sa" Clinique à Thoriac : malgré ses faux airs de
Philippe Noiret jeune [pas le patriarche bonhomme qui jouera le général bonhomme du "Désert des Tartares" de Valerio ZURLINI, contrariant les plans du jeune lieutenant Drogo à la forteresse de Bastiano...] : ce genre de gars qui — à force de s'ennuyer vraisemblablement en son métier (un rien routinier dans sa province excentrée) — vous tirera, dans l'ombre, les ficelles d'une intrigue excessivement compliquée... mais fascinante, bien qu'elle qui s'avérera foireuse de bout en bout (Ouf !) ...
Bref, notre héros se sauvera la peau presque tout seul...
Presque... car il y a Sylvia ! (Nadine, nièce de Bourdon, est absente sur ce coup...)
Sylvia, la jeune femme de la ferme Merrieu, se révélera plus maline que ce crétin de Gendarme Martin (réjouissant sosie de l'acteur
Philippe Léotard) qui rêve de se faire servir quelques verres de bon "pif" avant de "s'occuper d'elle" à la cave de la ferme... en l'absence de son frère et son père, tous les deux à l'hôpital...
On aime aussi reconnaître le faciès et les mimiques inoubliable de l'acteur
Jean-Marc Thibault (compère du comique
Roger Pierre) sous les traits du beau-frère de Ménardier, qui sert à Ric un "Blanc-Cass" à l'hôtel de Thoriac où réside "le journaliste parisien" — et essaiera même de lui tirer les vers du nez... Peine perdue !
Car Ric navigue en plein brouillard, au centre d'un complot, et ne le sait pas encore ! le lecteur en apprendra beaucoup plus vite sur son environnement pourri que son héros toujours si confiant, en perpétuellement périlleuse situation...
La nuit règne sur cet album, du début à la fin : le jour s'y lèvera-t-il enfin ? (Jamais vu un album aussi nocturne...) Peut-être une aurore brouillée...
Au fait, apprenez que les journalistes de province sont des gens parfois vénaux... Sans parler des forgerons en baisse d'ouvrage...
La corruption, phénomène mondial et plaie suintante de l'humanité, n'est donc pas seulement réservée à la Poutinie guerrière et foireuse : il suffirait de nous promener et mal tomber en quelque gros bourg du fin fond de l'Ardèche (nous relate
André-Paul DUCHÂTEAU) et..
Ce qui est fascinant dans cette aventure aux habituelles quarante-quatre planches de Ric Hochet, ce sont ces scènes de carrière de pierre nocturnes (on se croirait dans le beau roman "
Un jour viendra" [1970] d'
André DHÔTEL, ponctué de ces mêmes dangereuses scènes acrobatiques, poétiques et bagarreuses), ces plans généraux d'asphalte humide, de ruisseaux où les chiens bergers allemands (de sinistre mémoire très "Drittes Reich" : ce qui autorisera notre héros à s'en débarrasser, de deux coups de fusil bien ajustés...) perdent la trace d'un fugitif...
Ces ambiances de nuit, où voisinent ces orangés, jaunes et bleus électriques, mais parfaitement complémentaires ! Admiration totale au coloriste qui a sut manier avec autant de finesse ces encres de couleurs : s'agissait-il du dessinateur Tibet, de Mattei (le "paysagiste/décoriste" du précédent), d'une autre personne ?
C'est un excellent album de Ric, et je rejoins parfaitement l'avis éclairé (aux phares de Porsche) de mes trois excellents collègues ci-après...
La trouble destinée de cet " ancien d'Indoch' " apparaissant enfin en pleine lumière à la dernière page (en gros plan à la dernière case) : inoubliable.
Janus et sa double face...
Violence qui n'amène que violence à son tour, en ce monde.
S'occuper de nos traumas et non en faire subir de nouveaux à d'autres, encore et encore...