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Plus de vingt ans après leur parution, les deux premiers recueils de nouvelles d'Olga Tokarckuz sont enfin disponibles en français, réunis en un seul volume : «L'Armoire et autres nouvelles», son tout premier recueil, publié en 1997, et celui qui donnerait le titre à cette édition, «Jeu sur tambours et tambourins», datant de 2001.

L'entrée en matière de la grande papesse des lettres polonaises contemporaines ne pouvait être, bien évidemment, autre qu'une entrée directement «dans» la matière même, fondamentalement impénétrable, qui compose le monde qui nous entoure.

«Dans nos têtes les rhizomes de la réalité se mobilisaient déjà, prêts à pousser... » - constate l'un des personnages de la nouvelle «La Glycine», annonçant d'entrée de jeu ce que l'oeuvre fictionnelle d'Olga Tokarczuk ne cesserait par la suite de mettre en avant concernant nos représentations du monde et notre rapport à la réalité extérieure. Si, en effet, d'après Flaubert, il suffit de regarder quelque chose longtemps pour qu'elle soit intéressante, alors pour Tokarczuk, il suffirait quelquefois de l'imaginer longtemps pour qu'elle devienne réalité!

Dans la plupart de ses romans et de ses nouvelles, et y compris dans ces tout premiers récits courts révélant une jeune auteure dotée d'une imagination et d'une profondeur spéculative déjà tout à fait remarquables, la narration aime à camper au croisement de dimensions réelles et fictives, tangibles ou ineffables qui, se rejoignant tout naturellement et se nourrissant réciproquement, s'ouvrent sur des pistes nouvelles et inusitées, instaurent des translations surprenantes d'un domaine vers l'autre et conduisent à des «insights» subtils autour de la constitution de ces rhizomes aux réseuax infiniment complexes.

Grâce à une sorte de «gnose rationnelle», - mystique personnelle inspirée entre autres de la poésie visionnaire de William Blake et de l'oeuvre du psychanalyste suisse Carl Gustav Jung-, Olga Tokarczuk s'inscrit de plein droit dans cette lignée d'auteurs de génie, toqués d'absolu qui nous proposent systématiquement de bifurquer sur les sentiers battus du jardin de nos certitudes partagées, et de nous initier, en même temps que leurs personnages, à de nouveaux codes de déchiffrage du réel.

À sa manière propre, à une sauce qu'elle peaufinerait au fur et à mesure en se frottant à différents registres littéraires -de la nouvelle fantastique ou allégorique au grand roman historique, en passant par le (faux) polar ou par des réflexions personnelles sur le nomadisme- Olga Tokarczuk concocte des recettes qui invitent le lecteur irrésistiblement à la contemplation et à réflexion philosophique. Prose dont la simplicité apparente, pour ce qui est du contenu, du langage et de sa construction, se met entièrement au service d'une ambition «prométhéenne», aspirant en définitive à un porter un regard intemporel et non-diachronique sur l'univers, et qui, tel celui, «sub specie æternitatis» , que l'auteure déploierait magistralement par la suite dans « Les Livres de Jakob », se transforme par instants en un véritable «zoom cosmique», allant et venant et reliant entre eux des phénomènes survenant à des niveaux considérés d'ordinaire comme trop éloignés ou incompatibles, matériels et l'immatériels, infiniment petits ou infiniment grands, passés et futurs.

(Elle fera d'ailleurs rappeler, quelques années plus tard aussi, par l'un de ses personnages les plus extravagants et réprésentatifs de sa démarche spéculative (Janina, dans «Sur les ossements des morts ») qu' « il faut se souvenir toujours que le monde est une toile gigantesque, qu'il forme un tout et qu'il n'existe rien, absolument rien, qui ne soit à part ».)

Dans ces nouvelles-ci, fluides et captivantes, portées par une poésie et une inventivité qui investiront pleinement les romans et contes magnifiques pour grands enfants qui s'en suivront, le lecteur trouvera également déjà en action cette herméneutique du merveilleux qui deviendra la marque registrée de la Polonaise, démarche n'excluant ni la raison pratique, ni aucune des fonctions cognitives supérieures propre à l'esprit humain (et surtout, pourrait-on rajouter, celle de l'«intuition», fonction longtemps négligée par la pensée et par la psychologie occidentales, avant que les travaux de Jung ne viennent lui redonner une place et de vraies lettres de noblesse parmi ses semblables).

Moins soucieuses d'être étiquetées «réalistes» ou «magiques», que de respecter un principe majeur qui voudrait que rien ne soit à priori, ni sûr à cent pour cent, ni au contraire complètement invraisemblable, ces histoires, certaines d'inspiration autobiographique (la touchante et remarquablement bien construite «Che Guevara», l'une de mes préférées, ou bien la très « pessoenne» dans l'âme, «Jeux sur tambour et tambourins») auraient visiblement en commun le fait de se tenir toutes à l'affût des signes multiples indiquant une correspondance possible entre éléments ou evènements en apparence distincts, que ce soit entre "sujet et objet", comme dans «Ouvre les yeux, tu n'es plus en vie» ou «Le double fictionnel de l'auteur» ; entre "le tout et les parties", un univers, «pars pro toto», étant susceptible de se nicher dans l'une de ses composantes, telle cette crèche de Noël sous une cloche de verre, dans «Bardo. La Crèche», ou bien dans des maquettes construites à échelle modestement humaine («La Conquête de Jérusalem»), voire dans un simple meuble garde-robe («L'Armoire») ! ; ou enfin, entre temporalités qui, convergeant subitement, laisseraient un vif sentiment, au moment même où certaines choses se produisent, et ainsi que l'exprimerait un personnage de la nouvelle «Ariane à Naxos», que celles-ci «devaient forcément avoir lieu, ou bien qu'elles ont déjà existé avant»...

En parcourant les récits qui ouvrent ce recueil, et notamment «Ouvre les yeux, tu n'es plus en vie», dans lequel une lectrice intervient directement sur le cours des évènements du roman policier qu'elle est en train de lire, ou bien le facétieux «Double fictionnel de l'auteur», qui ferait en quelque sorte pendant au premier, je n'ai pas pu m'empêcher de songer que la jeune apprentie-démiurge au nom imprononçable (Tok...Tok.. ? : le temps passe, et j'ai pourtant toujours la sensation de l'écorcher !) serait en train d'y rendre un hommage sensible à l'un des grands maîtres incontestés en cette matière ô combien insaisissable et chimérique, et l'ayant inspirée. Serait-ce par hasard Olga ToCortázarczuk.. ? (Filiation littéraire qui sera d'ailleurs, pour mon plus grand plaisir de lecteur, confirmée par la suite, lorsque, dans la nouvelle «Che Guevara», une Olga jeune étudiante en Psychologie, avouera que, pour faire passer le temps durant le long siège de son université organisé par les étudiants en grève - juste avant la proclamation de l'état de guerre du 13 décembre 1981 par le gouvernement polonais -, elle lisait en boucle un exemplaire de... «Marelle»!)

Bien que l'on puisse estimer que dans l'ensemble ces récits courts seraient somme toute moins spectaculaires, et peut-être aussi globalement moins finement ouvragés que les précieux bijoux que l'auteure nous livrerait par la suite (dans « Histoires bizarroïdes», par exemple, en 2018), et que d'autre part, on y décèlerait par moment cette application de circonstance (que l'on retrouve en même temps, très souvent, dans les écrits de jeunesse des plus grands écrivains ), les "olgarithmes" de l'incomparable logiciel "Thot-karczuk", d'une efficacité littéraire divinement redoutable, y prennent bien place, y sont en tout cas déjà parfaitement reconnaissables.

4 étoiles, juste parce que, étant amateur invétéré d'Olga Tokarczuk [ tɔˈkart͡ʂuk] , je savais déjà qu'elle irait encore plus loin, toujours plus loin, et de mieux en mieux...
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Que cette lecture m'a fait souffrir ! Bien que ça ne soit que des nouvelles, j'ai mis plus d'un mois à les lire ! le moment n'était pas propice à des lectures qui demandaient un peu de concentration mais j'ai eu beaucoup de mal à finir ce livre qui a rarement capté mon attention !

Certaines nouvelles ont attiré mon attention mais elles alternaient trop souvent avec d'autres que je n'ai pas appréciées ou pas comprises même !

Je vais faire une pause dans ma lecture des oeuvres d'Olga Tokarczuk en espérant retrouver l'engouement que j'ai eu pour les premières !

Challenge Gourmand 2023/2024
Pioche dans ma PAL mai 2023 : Mylena
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Il s'agit d'un volumineux recueil de 19 nouvelles de plus de 400 pages, paru pour la première fois en 2001. Il n'a pour l'instant pas été traduit en français, les nouvelles attirant en général moins les éditeurs que les romans.

Évidemment, comme dans tout recueil de nouvelle, le lecteur va en apprécier plus certaines que d'autres. Mais je tiens à souligner à quel point à mon sens, Olga Tokarczuk maîtrise l'art de la nouvelle. C'est vraiment un art à part, quelque peu différent de celui du romancier. Il faut aller à l'essentiel, enfermer énormément en peu de pages, donc choisir les faits, les mots, présenter le personnage sous le bon profil en quelque sorte, pour que le lecteur puisse être saisi, comprendre en quelque pages, être remué, touché, très vite. Et bien sûr, il faut réussir la fin, pour que nous ayons la sensation que l'essentiel a été dit. Olga Tokarczuk fait tout cela à la perfection, or il est assez rare qu'un écrivain maîtrise à la fois des constructions romanesques complexes, élaborées, le sens du développement, et l'art de la miniature, du ramassé, qu'est la nouvelle.

Je ne vais pas résumer 19 textes, d'autant plus que davantage encore que pour un roman, raconter risque de gâcher le plaisir d'un futur lecteur. Les personnages sont des gens ordinaires, mais souvent confrontés à quelque chose qui sort de l'ordinaire, mais d'une manière subtile, inattendue, incertaine. Ainsi, la femme de la première nouvelle, passionnée par la lectures de romans policiers. Nous la suivons dans le train train d'une vie très banale, voire ennuyeuse, et nous suivons la lecture qu'elle fait d'un roman de son genre favori. Mais petit à petit, la lectrice quitte en quelque sorte le quotidien pour pénétrer dans le monde de papier, jusqu'à la chute finale. En passant nous avons eu un aperçu de sa vie, une analyse de cette vie qui ressemble à tant d'autres, le rapport à la lecture, tout ce qu'il peut signifier, tout ce à quoi il ouvre des portes. La nouvelle peut être lue comme un texte amusant et léger, mais on peut aussi l'interpréter comme une vision fine et très noire des frustrations et de ce l'imaginaire permet et révèle, il n'est pas forcément juste une distraction sans conséquence.

Le fantastique qui surgit dans certains de ces textes, si on peut l'appeler ainsi, faute d'autres appellation, est plutôt une possibilité de faire un pas de côté, et révéler ce qui se trouve derrière les façades familières, rassurantes et policées. Les peurs, les souffrances, la violence en puissance. Mais que le monde puisse ne pas être uniquement tel qu'il nous paraît, peut aussi être source d'espoir, il peut être possible, en se plaçant sous un autre angle d'échapper à l'horreur quotidienne, qui de part sa banalité devient presque invisible.

J'ai beaucoup aimé certains de ces textes, et j'espère que le lecteur francophone pourra avoir l'occasion de les découvrir grâce à des prochaines traductions.
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Mince, pour la première fois je n'ai pas retrouvé d'emblée ma chère Olga dans ce recueil de nouvelles moins typées, moins singulières que ce qui m'a toujours éblouie dans son oeuvre, mais heureusement quelques unes ont fait mouche.
La première, dans laquelle une lectrice décide d'entrer dans le roman policier trop plat qu'elle est en train de lire pour faire le job est sympa, mais quelqu'un d'autre aurait pu l'écrire.
Suivent quelques morceaux qui font plus penser à Alice Munro qu'à Olga, où je me suis un peu perdue.
Et puis arrivent les deux pièces qui pour moi sauvent tout le reste, deux histoires habitées d'étrange et de sensibilité pure: La glycine et surtout La danseuse, qui seule, âgée et gracile, danse pour la reconnaissance d'un père qu'elle n'a pas reçue.
Il fallait donc persévérer, d'autant qu'à la fin figure également un court recueil de trois nouvelles géniales des années 80 dont Les numéros dans laquelle on suit une femme de chambre dans les chambres d'hôtel qu'elle nettoie, révélant les traces que leurs occupants y ont laissé.
Olga Tokarcuk est une auteure vraiment à part que je continuerai quoiqu'il arrive à lire au fil de la parution de nouvelles traductions.
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Pour Olga Tokarczuk, les hommes sont comme des tambours. Ils ont un vide à l'intérieur. Mais c'est un vide qui permet de faire résonner une musique. Il autorise à créer, à danser, à s'élancer, à devenir n'importe qui, comme la danseuse d'une des nouvelles. Tel un miroir, le vide se transforme en masques via la fiction, en une multitude de visages possibles.

« C'est ainsi que je rêve de moi, toujours dans le miroir, toujours avec un autre visage. »

Les masques de Tokarczuk sont des individus en apparence banals (les introductions insistent souvent là-dessus) mais qui se placent résolument à la marge du réel. Ils sont souvent en transit, étrangers, voire naufragés. Donc toujours sujets à l'impermanence. Dans leur exil, ces marginaux malgré eux reconstruisent des modèles réduits du réel, pour mieux le comprendre, pour fusionner avec lui. Avec ces robinsonades d'un nouveau genre, on explore donc les îles et les hôtels comme on explore des corps à la dérive, capables de nourrir de nouvelles formes de vie. Ces mini-mondes organiques sont parfois voués à s'étendre et/ou à acquérir une forme d'autonomie qui brouille les limites entre leur espace-temps et celui de l'univers macroscopique. Une veine très borgésienne, qui s'observe en particulier dans les textes les plus anciens datés de 1985, notamment « Deus ex », nouvelle visionnaire qui anticipe Sim City, voire… Deus ex (le jeu) en mettant en scène un logiciel de simulation vidéoludique pour modéliser des mondes alternatifs. Et l'on observe en parallèle la façon dont ceux-ci prennent possession de la conscience, donc du monde que celle-ci perçoit. Ainsi Tokarczuk affirme-t-elle son ADN de conteuse ludique, adepte des jeux dans le jeu de la fiction.

L'auteur n'est jamais meilleure que dans les textes où s'affirme son goût des singularités au sens astrophysique du terme, les impulsions d'une infinité d'espace-temps alternatifs (comme dans son roman Dieu, le temps, les hommes et les anges) qui aident à regarder notre réel autrement, comme des « tambours dont le son monotone nous maintient en alerte »

C'est donc tout naturellement que la nouvelle éponyme fait converger ces thèmes dans ce qui constitue le texte le plus philosophique du recueil, très marqué par la spiritualité orientale, avec un zeste de Bruno Schulz, puisque c'est une ville entière qui s'anime, s'ébruite et se transforme à coups de tambours, chaque son étant le présage d'histoires et d'habitants nouveaux, pas encore nés.

« Les écrivains sèment l'anarchie dans les universaux, ils sont des relativistes de naissance, des expérimentateurs de la vérité, des découvreurs d'alternative ».

Mais le cheminement vers ce feu d'artifice n'est pas linéaire, loin de là. On joue même aux montagnes russes (polonaises, pardon !), car au fil de ce très long recueil, Tokarczuk égare parfois son inspiration. Ses ratés prennent des formes diverses : de maigres intrigues saturées par le bavardage poussif de couples dysfonctionnels (« le cavalier », « La répétition générale »), la fainéantise dans le traitement d'un thème déjà bien éculé (« le double fictionnel de l'auteur »), voire même le vide que l'on aurait oublié de recouvrir d'un tambour (quelques tranches de vie dont il ne me reste déjà plus rien en mémoire, pas même les titres).

Et puis il y a des entre-deux, des textes corrects mais où le tam-tam accuse quelques problèmes de rythme, les tambours de la narration se faisant alors ronron lénifiant. « Che Guevara » est une nouvelle sur les fous qui manque un peu de folie à mon goût. Et si la première nouvelle (« Ferme les yeux, tu n'es plus en vie ») ironise à bon escient sur son début interminable (via un jeu de métalepse qui rend certainement hommage à « La continuité des parcs » de Cortazar), le récit n'en présente pas moins une fin aussi abrupte que décevante, d'une grande platitude.

Dans l'ensemble, la prose demeure fluide et gracieuse, mais elle accuse aussi quelques irrégularités, notamment des abus de phrases non verbales ou de personnifications gnangnans (le soleil montant « avec courage », la neige tombant « par compassion »). C'est d'autant plus étrange que certaines nouvelles en sont particulièrement affectées tandis que d'autres pas du tout.

La démarche littéraire de Tokarczuk m'intéresse, mais la qualité inégale des résultats me pousse à me demander si elle n'écrit pas un peu trop, et surtout avec un manque de recul critique sur certaines de ses créations. À confirmer ou à infirmer avec d'autres de ses oeuvres, par exemple les Histoires bizarroïdes
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Combien l'exercice de la nouvelle est difficile ! Cueillir l'attention du lecteur dès les premières lignes, l'installer dans une atmosphère pour le ferrer d'un coup sec dans un court récit, ceci demande, au-delà du savoir-faire, un talent d'escrimeur : faire mouche avec concision. Parmi les auteurs de nouvelles, je distinguerai ceux qui s'attachent aux personnages mis en scène (Anton Tchekhov, Henry James, Katherine Mansfield, par exemple) et ceux qui s'intéressent davantage aux situations (Ambrose Bierce, Edgar Allan Poe…). Ce point de vue est tout à fait personnel et sans doute un peu caricatural, mais il me permet d'approcher la « manière » Tokarczuk où il me semble que les personnages sont avant tout les protagonistes ou les pantins de situations qui se dérèglent insensiblement jusqu'à basculer dans une fêlure du réel. Bien souvent, ils sont à peine incarnés, construits autour d'accessoires ou de lieux, habités d'obsessions et de manques, isolés de leurs semblables par le vacillement ressenti au contact d'une réalité qui se dérobe, s'émousse, s'effrite. Ils sentent, dans le jeu des plaques tectoniques de leurs existences, qu'ils sont au bord de failles prêtes à les engloutir : la structure, quelle quel soit, sera toujours plus forte, déjouant la moindre entreprise de contrôle.
Ainsi, les corps se découvrent des singularités qui leur restent totalement étrangères (La Femme la Plus Laide du Monde, L'île), une maison se présente comme « un mécanisme parfait, une boîte à musique remontée de longue date », les chambres d'un hôtel suscitent des comportements chez leurs occupants (Les numéros), une glycine s'insinue à l'intérieur d'une maison (La glycine), une crèche de la Nativité connaît un processus de transformation continuel et autonome (Bardo. La crèche). Il n'y a pas de saut dans le fantastique ou l'imaginaire, mais un subtil déplacement de l'environnement, une altération progressive des cadres du réel qui décentre le narrateur ou le personnage d'une histoire, cobaye improvisé d'un changement qui le dépasse.
Un jeu d'analogies, d'une grande délicatesse et inventivité, surfile le récit dans ce labyrinthe des apparences. Par exemple, « les mamelles de laiton » évoquent la robinetterie d'un hôtel de luxe, « des séries noires éprises de leur beauté comme des célimènes devant leur miroir » moquent certains romans policiers.
Olga Tokarczuk sait aussi manier l'humour, rouage grinçant d'un univers récalcitrant aux dérisoires agitations humaines. Prix Nobel de littérature 2018, l'écrivaine est dotée d'une riche imagination, servie par une plume très originale.
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Ce recueil m'a été prêté. Je l'ai commencé sans m'attendre à grand chose. Finalement, j'ai pris une claque.
C'est un recueil de nouvelles très littéraires, dans le sens où il y a une réflexion de l'autrice et une nourriture pour la lectrice / le lecteur. Chaque nouvelle est travaillée comme une pierre précieuse : elle a de multiples facettes, reflets, chacune est belle à sa façon, l'ensemble forme un collier riche et flamboyant.
En général, j'enfile les nouvelles d'un recueil comme un paquet de sucrerie. Ici, chacune est un « repas complet » et j'ai préféré laissé une nuit entre chaque nouvelle, pour mieux la savourer et m'en imprégner.
Quelques topoï semblent revenir plus que d'autres : les émotions provoquées par l'ouïe, le quotidien brisé ou malmené, la folie, les fêlures, le temps.
Parmi les nouvelles, quelques-unes m'ont plus marqué que d'autres.
« Ouvre les yeux, tu n'es plus en vie ! » : C'est un hommage aux romans policiers en tous genres, et en particulier aux « Dix petits nègres » d'Agatha Christie.
La façon dont l'autrice entremêle la fiction et la réalité de C. crée un jeu de miroir brisé, un écho onirique qui perd (au bon sens du terme) la lectrice réelle que je suis.
J'ai trouvé cette nouvelle magistrale !
« L'île » : Une nouvelle très touchante sur un Robinson à la limite de la folie.
« La Femme la Plus Laide du monde » : C'est une histoire incomplète et triste. Incomplète, car le point de vue est interne et l'homme refuse d'analyser et assumer ses sentiments. C'est une histoire d'amour inhabituelle à mi-chemin de la beauté et de la laideur. En cela, l'autrice a encore fait fort.
"L'armoire" : Une nouvelle à la limite du fantastique.
Et enfin, « Les numéros » : Je me dis que l'autrice a été femme de chambre, car il en respire une réalité, une tendresse qui ne peut provenir que d'une expérience vécue.
22 nouvelles d'une grande richesse, toutes différentes et toutes parfaitement travaillées.




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Ce livre de nouvelles, paru dans une traduction française en février 2023, est composé de 2 oeuvres "anciennes" de l'auteure. Un premier recueil paru en Pologne en 2001 suivi d'un deuxième (quelques nouvelles) paru en 1997.
Pour moi, ce fut un régal de me balader dans le monde inventif d'Olga Tokarczuk. Les textes sont indépendants et très différents. L'auteure sait explorer notre quotidien, nous divertir et approfondir avec talent les questions existentielles de ses personnages. Quelle écriture créative !
Je l'avais déjà lue avec plaisir, mais dans ce livre, j'ai presque eu l'impression de l'approcher personnellement : les textes (très forts !) relatifs à la survenue brutale de l'État de siège en Pologne, en décembre 1981, font référence aux études de psychologie en cours de la narratrice (nouvelle "Che Guevara") ou à la visite à l'université de Varsovie d'un Professeur étranger, représentant d'une des écoles de psychologie les plus efficientes...(nouvelle "le professeur Andrews").
Or en 1981, Olga Tokarczuk (née en 1963) étudiait justement la psychologie et cela contribue assurément à la profondeur de son écriture. Elle a connu aussi le communisme, autre source d'enrichissement pour nous.
Dans quelques nouvelles, j'ai eu un peu de mal quand l'auteure dérape dans le fantastique.
Ces textes "anciens" restent actuels et nous parlent intimement, nous questionnent. le futur prix Nobel de littérature était déjà en chemin !
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