AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
4,27

sur 15 notes
5
4 avis
4
7 avis
3
0 avis
2
0 avis
1
0 avis
J'ai découvert ce titre grâce à ma participation aux explorateurs de la rentrée 2020 de lecteurs.com. Merci pour leur confiance.
L'amour égorgé, signé Patrice Trigano, est une biographie romancée mais très documentée du poète René Crevel (1900-1935). Ce dernier, à la courte vie, a connu une enfance pénible marquée par le suicide de son père dont il découvre, à 14 ans et à hauteur des yeux, les pieds d'un corps qui pend à la poutre du grenier. Son enfance s'est poursuivie sous la tyrannie d'une mère qui ne sait aimer mais qui est passée maître dans l'art de la maltraitance psychologique. René Crevel ne trouvera d'autre réponse que la haïr, fuir le foyer et tâcher de libérer l'esprit révolté qu'il a en lui en envoyant dinguer toute morale et tous tabous. Car si son esprit se veut libre, Il lui faudra aussi découvrir les dictats de son moi qui le pousse à une bissexualité débridée et à la recherche de tous les abus, drogues, expédients et expériences bien plus souvent sexuelles qu'amoureuses. A 35 ans, il se suicide, moment dramatique auquel le lecteur s'attendait mais qui est affirmé avec pudeur par Patrice Trigano en une seule phrase sublime, épurée, nette de tous détails inutiles. Cette phrase termine le roman, plonge le lecteur dans la réflexion et pousse enfin René Crevel vers la liberté.
Je suis resté quelques instants, temps suspendu, sur cette dernière phrase. J'ai revu sa vie, ses souffrances, ses combats et le grand charivari de ce monde des Lettres d'une époque où les moeurs étaient bien légères et la poésie si féconde. J'ai basculé mon regard sur la citation mise en exergue du roman : « La mosaïque des simulacres ne tient pas. » (René Crevel). Je l'ai mieux comprise et j'ai fermé le livre en silence.
Ce qui me frappe, dans ce livre, c'est la connaissance phénoménale de l'auteur, Patrice Trigano, qui à tout propos est capable d'étayer ce qu'il dit par une allusion à une oeuvre, un titre, une citation de tous les contemporains de Crevel. Toujours bien plus connus que lui, ils ont façonné l'esprit littéraire et artistique de cette époque ambivalente. Celle-ci correspond à une première sortie de guerre et à la volonté de s'affranchir d'un passé obscur et de se jeter dans la fête, l'insouciance, la frivolité et la recherche d'une puissance d'apparat obtenue dans les salons où on cause, s'exhibe et lance des idées, le plus possible en réaction avec l'ordre établi, la morale, le noir chagrin qui ont tant dicté les conduites durant des siècles et qui n'ont pas éviter la boucherie des tranchées. Ce livre nous immerge totalement dans la montée en puissance du Dadaïsme et surtout du Surréalisme qui a suivi et dont André Breton s'est proclamé le Pape avec la même autorité et infaillibilité que celles des pontifes dont il pourfendait la morale.
Et cette courte période d'euphorie est très tôt marquée par la montée du fascisme, la menace d'un totalitarisme nouveau qui poussera tous ces intellectuels à se tourner vers le Communisme. Mais, peut-on, à la fois, défendre les ouvriers et le prolétariat en étant habitué des salons et en quémandant sans arrêt l'approbation de la bourgeoisie qui fait et défait Paris, le monde et les notoriétés ? Est-on crédible quand on veut pourfendre tout ordre, toute morale, toute contrainte et que ce sont les gloussements et les applaudissements des notables nantis qui décident de la puissance de nos créations ? Cette question traverse le roman, c'est au lecteur à apporter une réponse.
Mais l'aspect le plus édifiant de ce roman est la quête d'identité de René Crevel dans un monde égocentré. Patrice Trigano a choisi de retracer la vie d'un poète, somme toute assez peu connu, vie qui s'est révélée être une descente vertigineuse en abyme. le pauvre a tout expérimenté, il s'est cassé les dents sur tous ses espoirs de vie heureuse. Il a souffert dans son corps. Il a souffert dans son esprit. Il a cherché toute sa courte vie à comprendre qui il était et quels étaient les amis, les vrais, sur lesquels il pouvait s'appuyer. Et durant tout ce temps, les amis, tels coqs en basse-cour, jouaient des ergots, donnaient des coups de becs à tout qui leur faisait un peu d'ombre. Moi qui ai lu tant de ces auteurs, Aragon, Prévert, Eluard, Gide, Zweig, Desnos et qui ai admiré les oeuvres de Magritte, Cocteau, Giacometti, Dali, j'ai eu quelques difficultés à accepter leur querelle d'ego, leurs pitreries dans les combats douteux et les attaques de conférences, de créations théâtrales et autres manifestations de leur rejet de tout. Pire que des gosses dans un bac à sable. Et pourtant, chacun a été capable de donner naissance à de si belles oeuvres !
Le contraste entre la déchéance humaine vécue par René Crevel et la culture des égos surdimensionnés est, pour moi, la question fondamentale que pose ce roman. Au milieu d'un monde de fous avides de pouvoir et de reconnaissance sociale, quelle est la place disponible à celui qui souffre dans sa chair et plus encore dans son psychisme ? Quelle est la place offerte à l'humilité, la non-performance, la vie autre, simple et pourtant créatrice ?
« Pour raconter l'histoire de René Crevel qui me poursuit depuis mon adolescence – dit Patrice Trigano -, j'ai sacrifié l'exactitude sur l'autel de la vérité. La réalité voudra bien me pardonner ».
La réalité qui pousse à la réflexion est toujours bonne à prendre. Merci, Monsieur Trigano, pour cette biographie qui ouvre l'esprit et l'interroge.
Commenter  J’apprécie          160
Pour être honnête avec vous, je n'avais jamais entendu parler de René Crevel. Lorsque j'ai compris que ce livre était sa biographie, n'étant pas un adepte du genre, j'ai été un peu inquiet. Mais cette appréhension a très vite été balayée par la puissance de cette vie romanesque.

En effet, le destin de ce poète est extraordinaire dans tous les sens du terme. D'un point de vue personnel, il connaît le suicide de son père alors qu'il est enfant, une éducation stricte avec une mère tyrannique et une bisexualité incompatible avec les stéréotypes de l'époque. Atteint de la tuberculose, il passe plusieurs séjours douloureux dans des établissements spécialisés.

Paradoxalement, dans son parcours social et professionnel, il vit des expériences fabuleuses. Il intègre très jeune un mouvement révolutionnaire qui souhaite libérer l'art de ses règles. Tout au long du roman, il croise donc André Gide, André Breton, Louis Aragon, Salvatore Dali, Jean Cocteau… les acteurs influents de la culture parisienne. le poète profite à outrance de la vie avec ce gratin mondain.

Je suis passé par tous les sentiments devant ce destin en montagnes russes. le récit alterne entre les moments difficiles de l'intimité de René et les instants flamboyants de sa carrière. Patrice Trigano utilise une écriture et une narration qui ne laissent aucune place à l'ennui. J'ai donc été captivé de bout en bout par les aventures du jeune homme.

Outre le portrait d'un artiste méconnu, à travers cette histoire, l'auteur nous dépeint le mode de vie et les idées de l'époque, à l'aube de la montée du fascisme. Plus précisément, on découvre l'envers du décor de l'intelligentsia des années 20/30 avec son hypocrisie et ses luttes de pouvoir. Je suis ravi d'avoir eu l'occasion de lire cette pépite. Je vous garantis que vous allez, comme moi, en apprendre beaucoup sur cette période et vous prendre de passion pour le beau René Crevel !
Lien : http://leslivresdek79.com/20..
Commenter  J’apprécie          110
Décidément, je trouve la rentrée littéraire de septembre 2020 de qualité. Je termine la lecture de "L'amour égorgé" de Patrice Trigano. Cette biographie romancée du poète René Crevel a vraiment fière allure et l'intérêt du fond n'a d'égal que la beauté de la forme.

Espantée, c'est le terme – utilisé dans le sud pour dire ébahie, épatée - qui me correspond à l'issue de cette découverte, découverte du roman, naturellement, mais aussi – et c'est plus inavouable – du poète dont il est question et que je ne connaissais pas. Il s'agit pourtant d'un personnage fascinant, par sa beauté d'abord qui lui valut de nombreux succès amoureux, par son esprit, son élégance, sa finesse, sa culture. C'est pourtant un être blessé "Son père pendu, la détestation de sa mère, ses difficultés à assumer son homosexualité, l'étonnement qu'il avait éprouvé en découvrant sa bisexualité, les morsures de son incessante tourmente…", c'est ainsi que "Il s'ouvrait, se racontait, se libérait." auprès de Mopsa Sterheim, son grand amour, rencontrée à Berlin. Surréaliste, Dadaïste, communiste, il vit entre exaltation et tristesse. Amateur de cocaïne, il hante les lieux "de perdition" et connaît toute forme de sexualité débridée. Bref ! un homme véritablement hors du commun.

Mais, outre le portrait de René Crevel, c'est tout est un pan de l'histoire de l'entre-deux-guerres que nous dépeint l'auteur et Dieu sait si les personnages sont des plus intéressants. Quel plaisir, quel enthousiasme de retrouver sous la plume fringante, racée, habilement travaillée de Patrice Trigano, les noms qui m'enchantent depuis mon adolescence : André Gide, Paul Eluard, Aragon, Cocteau, Stephan Zweig… sans oublier Giacometti et son oeuvre "La femme égorgée" dont Crevel disait "Ta sculpture livre ta vision de l'amour, un amour qui fait mal…" au même titre que celui de sa mère qui ..."[m]'affirmait n'aimer que [moi], dont elle a fait…son amour égorgé", devenu le titre du livre.

Car ce récit ne se limite pas à la biographie du poète parti trop tôt, suicidé au gaz à l'âge de trente-cinq ans. C'est aussi une fresque des courants artistiques nés après la première guerre mondiale, une passionnante revue de la politique de l'époque avec notamment la montée du fascisme, et, quelque part, un magazine "people" relatant, à travers anecdotes savoureuses et dialogues enlevés, la vie déchaînée que menaient tous ces artistes, leurs soirées rocambolesques et leurs vies souvent dissolues.

"L'amour égorgé" : un roman brillantissime, érudit, captivant, enrichissant.

Lien : https://memo-emoi.fr
Commenter  J’apprécie          92
L'auteur a choisi la biographie romancée pour raconter la vie éphémère du poète René Crevel.
Si sa vie fut courte elle fut faite de hauts et de bas. Marqué par la suicide de son père René Crevel est habité par un fort sentiment de révolte. Écrivain doué, séduisant jeune homme il se lie d'amitié avec Aragon, Marc Allégret et tant d'autres.
En évoquant la vie de Réné Crevel l'auteur nous plonge dans le milieu intellectuel des années vingt et trente. le poète a participé aux mouvements Dada et surréalistes. Ainsi tout au long de notre lecture nous croisons Breton, Tzara, Aragon Eluard mais aussi Gide, Cocteau, Dali sans compter les aristocrates Anna de Noailles et le prince de Beaumont, grands animateurs des fêtes des années folles.
Tuberculeux, la maladie ne cessera de pousser René Crevel à vivre pleinement, s'étourdissant dans la drogue, le sexe et les frivolités mondaines.
Un livre agréable à lire, étourdissant comme les fêtes et l'envie de vivre de ce milieu intellectuel et artistique marqué par la Grande Guerre.
Je remercie Babelio et les éditions Maurice Nadeau de m'avoir envoyé ce livre lors d'une opération Masse critique.
Commenter  J’apprécie          60
Commencer son adolescence avec la vision effroyable de son père pendu et de ses pieds au-dessus du sol juste à hauteur de votre regard a de quoi bouleverser toute une vie. Nous sommes en 1914, c'est une vision voulue par une mère maltraitante, agressive et tyrannique. Une seule issue possible, fuir le plus vite possible cette ambiance délétère de violence et de désamour pour enfin essayer de se construire.

C'est ce qu'il fait en quittant le foyer familial pour Paris, ses cafés, ses poètes, ses dadaïstes puis ses surréalistes, qu'il va très rapidement rencontrer et qui le passionnent. Il s'intègre dans la bande de Tzara, Breton, Aragon.

René est un beau jeune homme. Il plait aux femmes, aux hommes aussi, et n'arrive pas à définir ses attentes amoureuses. Il est attiré par l'humain plus que par l'homme ou la femme, mais il craint ses aspirations homosexuelles honnies tant par sa famille que par son époque. Les rencontres de Gide, Aragon ou encore Cocteau vont réussir à le libérer et à accepter sa bisexualité.

René souffre depuis l'enfance d'une tuberculose qui l'handicape presque à chaque instant de sa vie. Son jeune frère, jamais soigné par une mère qui refusait d'admettre cette faiblesse, décède très jeune de cette même maladie. de nombreux séjours en sanatorium, d'innombrables opérations, des soins réguliers aideront René à vivre quelques années de plus. Dès lors, il aura à coeur de profiter à fond de tout ce qui vient, la création bien sûr, mais aussi et surtout l'amour, hommes et femmes, les amis, l'alcool, les drogues, la fête et se fondre dans ce Paris des années folles partout et tout le temps.

René Crevel rencontre tous ceux qui ont fait son époque, André Gide et Jean Cocteau, on l'a dit, les surréalistes et les dadaïstes, avec Tristan Tzara ou André Breton, mais aussi Nancy Cunard, éternelle amoureuse, mécène des artistes, ardent défenseur de la cause des noirs. Salvador Dali, Gala, Paul Eluard, Jacques Prévert, Marc Allégret ou Alberto Giacometti croiseront son chemin. Avec eux tous il va vivre des moments intenses de création, d'exaltation, de liberté dans cet entre-deux guerre dans lequel commence à sourdre les relents d'un fascisme qui cache encore son nom. C'est encore l'époque du parti communiste et des espoirs de liberté et d'égalité pour tout le peuple, les intellectuels défendent la cause du prolétariat ouvrier, et y croient.

L'auteur Patrice Trigano nous offre là bien plus que le portrait d'un homme, c'est aussi le portrait d'une génération d'artistes qui ont marqué en profondeur la création française du XXe.

lire la chronique complète sur le blog Domi C Lire https://domiclire.wordpress.com/2020/09/22/lamour-egorge-patrice-trigano/
Lien : https://domiclire.wordpress...
Commenter  J’apprécie          40
La parution de L'amour égorgé de Patrice Trigano coïncidence avec la célébration du centenaire du surréalisme.
Biographie sur la vie de l'écrivain et poète René Crevel (1900-1935) dont l'auteur assume de ne pas avoir relater les événements de manière totalement exacte : « j'ai sacrifié l'exactitude sur l'autel de la vérité. La réalité voudra bien me pardonner ».

René Crevel, être torturé, dés son plus jeune âge par le suicide de son père, la mort de son frère et le sadisme de sa mère, a cherché inlassablement tout au long de sa courte vie le bonheur et l'amour.
Son immense besoin d'amour et le mépris des conventions le conduiront à multiplier les excès et les abus tout au long de sa vie.
Écrivain exalté et angoissé, sa courte existence sera marquée par des rechutes régulières de la tuberculose dont chaque rémission renforcera la nécessité et l'urgence de vivre encore plus intensément. Lors de ses nombreux séjours au sanatorium (certainement de Clavadel près de Davos en Suisse) René aura l'occasion de retrouver son ami Eluard. Philippe Soupault, co-fondateur du surréalisme a écrit a propos de René Crevel « Né révolté comme d'autres naissent avec les yeux bleus ».

Sur fond d'histoire du mouvement surréalisme, du dadaïsme et de la montée du fascisme en Europe, ce roman permet de découvrir à travers les rencontres de René Crevel les milieux intellectuels de l'entre deux guerres du début du 20ème siècle.
Nous croisons avec beaucoup de plaisir une myriade de grands personnages : Gide, Breton, Eluard, Tzara, Cocteau, Zweig, Soupault, Bunuel, Neruda, Dali, Giacometti…
Rattrapé par la maladie et par peur de la démence, René Crevel choisira de mettre fin de manière brutale à son existence à seulement 35 ans. le roman s'achève avec ce formidable clin d'oeil à son cher ami Eluard avec le mot « liberté »

René Crevel était pour moi un parfait inconnu dont j'ai pu, grâce au talent de la plume de Patrice Trigano, découvrir la passionnante et exaltante vie. Ce roman est une très belle invitation à découvrir les principales facettes des mouvements littéraires et intellectuels du début du 20ème siècle et les portraits des amis célèbres du poète.
Biographie très bien documentée, riche d'anecdotes dont la lecture est passionnante.
A lire et relire
Commenter  J’apprécie          40
Le roman de la vie de René Crevel, dans cette biographie, à peine romancée, Patrice Trigano dessine le destin, les souffrances hélas aussi un peu trop, de celui dont il fait un poète. Très vivante, renseignée et souvent ironique, la prose enlevée de Patrice Trigano nous porte dans cet Amour égorgé, la liberté et la joie dont reste vecteur Crevel.
Lien : https://viduite.wordpress.co..
Commenter  J’apprécie          30
Le titre, je l'ai trouvé effrayant. J'avoue avoir hésité à lire ce livre. Une belle découverte pour moi, je ne connaissais pas cet écrivain et poète surréaliste René Crevel. Son ami Philippe Soupault disait de lui qu'il était né révolté comme d'autres naissent avec les yeux bleus. Il se trouve que lui est né avec les deux, d'une beauté magnétique, mais avec un lourd fardeau à porter : sa mère l'avait contraint à voir le cadavre de son père pendant au bout d'une corde. Cet homme tourmenté, on le serait à moins, tuberculeux de surcroît, est le sujet non d'une biographie, mais d'un roman biographique, ce qui implique un distance et un regard différent. le roman n'est pas tragique, mais alerte, et la description dans les années du début du XXième siècle est tout à fait étonnante. Il laisse l'idée d'un personnage mondain, une étoile des lieux où il fallait être, apprécié tout autant pour sa conversation éblouissante que sa beauté qui l'était tout autant. Cet homme, dont les multiples aspects de sa personnalité complexe sont bien abordés dans ce livre, finira par se suicider à l'âge de 34 ans.
Commenter  J’apprécie          20
L'Amour égorgé. Voilà un titre intrigant qui ne pouvait que m'attirer. Lapidaire, violent, flirtant avec l'oxymore. Qu'est-ce donc que ce livre ?
Eh bien, pas un roman d'horreur – navrée de décevoir les éventuels amateurs du genre. Non, il s'agit d'une biographie romancée ; je veux dire par là que Patrice Trigano, tout en s'appuyant sur des éléments connus et documentés de la vie de son « personnage », s'immisce aussi dans ses pensées supposées et imagine ses réactions, ses émotions. Il ne s'en cache d'ailleurs pas, dès l'exergue, puis, me semble-t-il, dans ce passage, qui souligne la valeur de son travail dans la lutte contre l'oubli :
"Il est tout de même regrettable, se disait-il, qu'une vie se résume à deux ou trois historiettes à l'intérêt douteux contées par un intervenant qui ne cherche qu'à se faire valoir. Qu'y faire ? Quoi qu'il advienne, le temps fait son travail d'érosion et les souvenirs s'opacifient. Il faut alors combler les manques. On invente, on ajoute, on retranche. Puis l'on attend encore un peu et l'on décide que le temps est venu de faire basculer un nom dans la poubelle de l'oubli."
René Crevel, né avec le siècle et mort en 1935, a connu l'existence tumultueuse, brève et tragique d'un certain nombre de ses contemporains. le rapprochement avec Jacques Rigaut, par exemple, se fait aisément. Sa trajectoire, quoique parfaitement unique, reflète bien souvent celle d'une génération, qui eut 20 ans au sortir de la Première Guerre mondiale, et dut faire face à un monde à réinventer suite au cataclysme.
Après une jeunesse marquée par le traumatisme de la découverte du corps du père, pendu, alors qu'il a 14 ans, et une relation très difficile avec une mère haineuse, le jeune René prend précocement conscience de son attirance pour les hommes (les psychanalystes s'en donneront à coeur joie) – la suite lui révélera qu'il est en fait bisexuel, et avant tout homme de passion. Révolté et, comme tant d'autres alors, en quête d'une rénovation/révolution dans tous les domaines (arts, moeurs, politique, etc.), il fréquente le Paris de la jeunesse bourgeoise et bohème et des artistes volontiers provocateurs, en qui il se reconnaît. Sans surprise, il s'associe d'abord aux dadaïstes, puis rejoint le groupe des surréalistes. Il est aujourd'hui moins connu sans doute que ses compagnons, Tzara, Breton, son mentor, Aragon, Éluard, Artaud, ou Nancy Cunard, pour ne citer qu'eux, mais cette biographie rappelle combien son chemin a croisé les leurs en un tourbillon incessant.
L'accumulation – qui pourrait paraître excessive de prime abord – des noms de personnalités au fil des pages permet de transcrire l'étourdissante effervescence de l'époque ; quand on la compare à la nôtre, on reste songeur… de manifestes en coups d'éclat, de querelles d'ego en floraison artistique, de Paris au Berlin qui veille l'agonie de la République de Weimar, sans oublier la Catalogne où Gala et Dalí évoluent dans un monde par eux recréé, les artistes du temps vivent selon leur façon de penser, alors que, partout en Europe, la menace fasciste croît (le lien avec les événements historiques est assez ténu dans le livre, c'est dommage). Crevel, affligé de tuberculose, tente plus encore que les autres peut-être de vivre intensément. Les passages relatifs à sa maladie (cures en sanatorium, opérations, espoirs et rechutes), sont particulièrement intéressants, et d'autant plus poignants que Crevel est jeune lorsqu'il subit tous ces maux : pensez qu'à 32 ans, lors d'une grave rechute, tandis que les bacilles prennent possession de tout son corps, il doit endurer des abcès, puis l'ablation des côtes, méthode que l'on employait alors en dernier recours. Son suicide, en 1935, est celui d'un homme torturé, épuisé, et désireux, probablement, de s'offrir la seule liberté qui lui reste : celle de mourir de sa propre main.

Ce livre donne envie de se replonger dans cette folle époque, de relire les textes et de redécouvrir les créations plastiques de tous ceux qui ont surgi au cours de notre lecture. On pourra regretter que l'auteur parle finalement assez peu des oeuvres (c'est tout particulièrement vrai de celles de Crevel lui-même, quasi invisibles dans cette biographie !), préférant se concentrer sur les personnes et leurs relations sociales. Libre à chaque lecteur de poursuivre la découverte à son gré.
Lien : https://litteraemeae.wordpre..
Commenter  J’apprécie          20
Le titre du livre de Patrice Trigano renvoie à une oeuvre de Giacometti, La femme égorgée, sculpture (conservée au Musée d'Art Moderne de Paris) d'une célèbre figure du mouvement surréaliste, comme le furent Breton, Éluard, Aragon,... dont les portraits sont finement ciselés tout au long de cet ouvrage, biographie d'un artiste météore qui se suicida à trente cinq ans.
Touchante, déchirée, la vie de René Crevel est ainsi détaillée, prétexte à la présentation d'un mouvement artistique dont l'influence considérable ne doit pas effacer les contradictions toutes humaines de ses principaux instigateurs. Et c'est bien là, je pense, le fonds du projet de l'auteur : montrer à quel point il est difficile, voire dangereux pour son intégrité mentale et physique, d'appliquer dans sa vie personnelle des principes philosophiques extrêmes.
Le corps a ses raisons que la raison ne connaît point. René Crevel en a payé le prix. Vie de débauche, bisexualité, rejet absolu de la Société, et à terme tuberculose, sans doute conséquence d'excès chroniques.
En ce sens, peut-être Crevel a-t-il été comme Perceval le seul héros véritablement pur de cette histoire, alors que beaucoup d'autres membres du mouvement comme André Breton ou Aragon ont répondu pour l'un à la sirène de l'autoritarisme et pour l'autre à celle du dogmatisme stalinien.
On ne doit pas négliger, me semble-t-il, dans l'aventure stupéfiante de ces hommes qui voulaient révolutionner le monde du travail (sans le connaître du reste) par l'art, l'importance de la Grande Guerre, qui ne fut grande que par le nombre de morts.
Le surréalisme s'inscrit dans les Années folles, cette période qui durera jusqu'à la dépression de 1929. Aujourd'hui, à la suite de cette tragédie sanglante de 14-18, on dirait : ils ont voulu s'éclater, et dans tous les domaines, car la guerre n'a été motivée que par un conservatisme absolu des mentalités bourgeoises de l'époque. Il fallait briser le carcan des conventions, des puritanismes, des préjugés. Freud (qui par ailleurs n'appréciait pas les surréalistes) avait ouvert la voie en dévoilant l'infini potentiel de l'esprit. Tout était possible. Il fallait faire table rase des habitudes, des résignations, et ceci par tous les moyens. Mais ce mythe rousseauiste qui consiste à surestimer la bonté humaine se heurta une fois de plus à la réalité, aux travers et aux frustrations enfouies en chacun de nous. René Crevel assista déçu à la désacralisation de ses idoles. Acculé par la maladie, il mit fin à ses jours comme l'avait fait son père avant lui, en nous laissant ces derniers mots amers :
Qu'on brûle mon corps. Dégoût.
À découvrir !
Commenter  J’apprécie          20




Lecteurs (28) Voir plus



Quiz Voir plus

Quelle guerre ?

Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell

la guerre hispano américaine
la guerre d'indépendance américaine
la guerre de sécession
la guerre des pâtissiers

12 questions
3190 lecteurs ont répondu
Thèmes : guerre , histoire militaire , histoireCréer un quiz sur ce livre

{* *}