La destinée littéraire de Robert J.
Oppenheimer, cela avait été, jusqu'à ce roman, d'avoir fourni la figure centrale du Dossier
Oppenheimer, spectacle théâtral écrit et joué par
Jean Vilar, une des oeuvres-phare du théâtre politique de l'après-68, dans laquelle le grand metteur en scène offrait une réécriture du procès fait par les autorités américaines au physicien, coupable d'avoir signalé dans les années cinquante son hostilité au développement de nouvelles armes atomiques et d'avoir partagé un temps l'idéal communiste, deux lourds péchés à l'époque du maccarthysme. Dans son récit, l'anglo-canadien
Aaron Tucker évoque les étapes antérieures de la vie d'
Oppenheimer, en particulier les trois ans, de 1943 à 1945, où il dirigea le laboratoire de Los Alamos, menant les travaux de l'équipe de scientifiques chargée d'élaborer le « Gadget », la bombe issue des récentes théories de la physique nucléaire et qui devait mettre un terme, par sa puissance dissuasive face aux nazis, à la guerre. La grande réussite de ce texte, constitué de scènes très différentes (on passe d'une randonnée équestre, solitaire et méditative, sur les plateaux du Nouveau-Mexique, à une conversation amoureuse, pétillante et passionnée, avec Jane, la maîtresse qu'il cache un jour pour mieux l'exhiber le lendemain, puis à un dialogue, empreint de méfiance réciproque, avec le général Groves, le militaire intraitable qui veille au bon développement du projet et engage le savant à gouverner son équipe comme une troupe de soldats, avant de le voir rentrer chez lui après de longs mois d'absence, amer de constater comment sa femme Kitty a sacrifié ses ambitions et sa joie au bénéfice de sa propre carrière) et qui ne suivent pas l'ordre chronologique, est de nous placer, de manière crédible, au centre même de l'esprit du physicien, de nous faire partager constamment son regard et ses pensées. Sans risque d'empathie pourtant… La narration à la troisième personne freine toute perspective d'identification, tandis que l'orgueil du personnage, la conscience qu'il a de son génie, le démon paranoïaque qui occasionnellement engendre des gestes fous, comme lorsque, au milieu de ses études, il manque d'assassiner un ami en l'étranglant sous le coup d'une brusque flambée de jalousie (et votre serviteur de se précipiter sur Wikipédia pour vérifier que, oui, l'incident a bien eu lieu !), tout cela éloigne la sympathie que l'on pourrait éprouver à son égard. Pas de complicité du lecteur, donc, mais une énorme fascination pour l'esprit de ce « polymathe », nouveau
Leonard de Vinci, doué de la capacité de mélanger de multiples savoirs dans une étonnante symbiose, construite d'une vaste culture poétique (de
Baudelaire à
John Donne et George Herbert, ses « phares », sans cesse cités dans le roman) et de sa connaissance du sanskrit et des mythes indiens de la Bagavad-Gita, autant que des derniers acquis de la physique des particules. Shiva et Arjuna deviennent ainsi les guides spirituels qui l'aident à se convaincre qu'il mène juste combat en créant l'arme ultime, lui donnant les réponses face aux doutes éthiques de ses collègues, tandis qu'il se perçoit lui-même, corps et esprit, comme un élément de l'éternel ballet des atomes, soumis aux forces contradictoires de la scission et de la fusion. Science et mystique ici s'épousent, vecteurs d'énergie qui n'empêcheront pas, au spectacle bouleversant des lendemains d'explosion d'Hiroshima et de Nagasaki, le réveil angoissé de la conscience et son engagement désormais contre le développement de nouvelles armes nucléaires… Dans cet hommage qui ne cache aucune des parts d'ombre du « génie »
Oppenheimer,
Aaron Tucker dresse le plus lucide des portraits, le meilleur des « tombeaux » que l'on ait pu bâtir pour le physicien. Un grand texte sous une couverture modeste, qui honore encore une fois le catalogue de « La Peuplade », jeune petite maison d'édition canadienne, déjà révélatrice de bien des talents !