Je crois qu'il est bon, lorsque tel est le cas, d'expliquer ce que furent les ressorts qui poussèrent tel ou tel écrivain à écrire un livre, en l'occurrence un roman iconoclaste, dérangeant, déstabilisant, troublant, noir... très noir.
David Vann, comme les protagonistes de son ouvrage, est né sur une île de l'Alaska, terre et mer qu'il vénère.
Très souvent il s'en allait pêcher avec son père.
Puis toujours comme les protagonistes de son histoire, ses parents divorcèrent.
Il partit vivre en Californie avec sa mère.
Son père, avec insistance, lui proposa de venir passer une année avec lui.
David refusa, préférant rester avec sa mère en Californie.
Deux semaines plus tard... son père se suicida.
Lorsque vous débutez le roman, vous ne vous étonnez donc pas d'avoir alors affaire à un fils de treize ans, Roy et à son père Jim, d'un âge non précisé, instable, dépressif, divorcé de la mère du jeune homme... qui vit en Californie... et qui est venu passer une année avec ce père fragile et dangereux sur une petite île inhabitée de l'Alaska.
C'est du copier-coller autobiographique... sauf que l'enfant a accepté dans le roman ce que le fils a refusé dans la vraie vie.
Introspection ? Analyse ? Catharsis ? Quête de sens ? Recherche de résilience ?
Débute alors, dans la première partie un huis clos à la
Stephen King, où le père pourrait être un Jack Torrance version
David Vann, et Roy un Danny un peu plus ado et pas doté d'une "extralucidité fantastique".
Tous les ingrédients du frisson, du suspense, de la menace, de la peur, du drame annoncé sont réunis.
Deux êtres qui n'ont, a priori, rien à faire ensemble, se retrouvent sur une île déserte.
L'adulte est plus immature que son fils.
Le fils n'a pas encore les armes ( aucun jeu de mots... ) pour servir de père à cet homme-enfant... qui a mal anticipé leur séjour... la radio ne marche pas, ils sont insuffisamment outillés, le père est un bricoleur du dimanche... à peine arrivés, un ours saccage et dévore le peu qu'ils ont.
Roy n'a pas les armes pour faire face à cet homme qui passe ses nuis à sanglote
r, à geindre, à se plaindre et à se raconter à ce gamin de treize ans.
Roy n'a pas les armes pour empêcher ce père de chuter d'une falaise... surtout lorsque cette chute ressemble davantage à un saut qu'à une glissade...
Roy n'a pas les armes pour empêcher ce père qu'il surprend au retour d'une promenade d'appuyer sur la détente d'un pistolet dont le canon est collé à sa tempe... pistolet qu'il donne à son fils avant de s'enfuir...
Je ne vous en dis pas plus... ce serait dévoiler ce qui ne doit pas l'être.
Si la tension, le noir sont omniprésents, il ne faut pas faire l'impasse sur l'hommage rendu à la nature, belle, sauvage, indifférente... car "intemporelle".
La faune, la flore... tout est prétexte pour l'auteur à témoigner son amour, son admiration et son respect à ce sur quoi vit l'homme, ce qui lui permet de vivre, parfois au péril de sa vie... mais une nature qui pourrait fort bien se passer, elle, de cette présence nuisible qu'est l'homme.
Le père est un raté qui fuit sa vie, une vie à laquelle il n'arrive pas à faire face. C'est un manipulateur dépourvu de remords, un menteur, un rêveur qui rêve une vie qui a peu à voir avec le réel. C'est un infidèle qui ne peut se passer des femmes, y compris des prostituées.
Et pourtant ce pleutre de la pire espèce est désespérément en quête d'amour.
Tout comme son fils Roy venu sur cette île pour retrouver les souvenirs de son enfance ( pour rappel, il est né comme l'auteur en Alaska ), une enfance qui a débuté dans les décors grandioses de ces paysages sauvages et préservés.
Une enfance heureuse jusqu'à ce que son père ne la gâche.
Il est venu sur cette île pour comprendre ce père "inconnu", pour l'aider et s'en faire aimer.
En dehors du fait qu'il faut éviter de lire ce genre de bouquin dans une période de "bas", ce qui a retenu mon attention, c'est la dichotomie entre le souci du détail apporté par l'auteur à tout ce qui a trait à la nature... aux arbres, aux plantes, aux rivières, à la terre, aux animaux... poissons, oiseaux etc... aux objets... j'avais par moments l'impression de lire un mode d'emploi quand il s'agissait de monter une ligne, de fabriquer des planches, un abri pour stocker la nourriture... et l'absence totale d'identification physique des personnages.
L'auteur ne nous les décrit jamais... jamais.
Sont-ils grands, moyens, petits, minces, gros, beaux, moches, quelconques ?... la couleur de leurs yeux ne nous est pas divulguée... pas davantage celle de leurs cheveux...
Ils peuvent saigner, se fouler une cheville, avoir chaud ou froid, faim ou soif, avoir envie d'aller au fond de la cabane du pêcheur, éprouver le besoin de se masturber, avoir envie de faire l'amour, être propres ou puer... c'est tout ce que
David Vann consent à nous livrer de leur image... juste des corps qui éprouvent et qui sont éprouvés.
En revanche, beaucoup nous sont confiées des 60 000 idées qui traversent leur esprit chaque vingt-quatre heures de leur vie.
Une césure donc entre le fatras de leur cerveau et ce corps impérieux, despotique et si misérable au final.
J'ai aimé ce divorce sans consentement mutuel entre
le corps et l'esprit.
Pour conclure, une lecture éprouvante que je ne regrette pas.
Une plaie qui n'en finit pas de puruler, et les dernières lignes qui vous feront penser ( si vous l'avez lu ) à un roman très connu de
Jack London.