Je vous emmène sur un territoire que vous connaissez peut-être bien ou que vous pensiez peut-être bien connaître jusqu'ici, - le couple, je veux parler ici du couple légitime.
D'ordinaire, la littérature romanesque préfère poser son oeil et son scalpel sur les couples illégitimes et cela nous a souvent valu de beaux chefs d'oeuvre en littérature classique. Emma Bovary, Anna Karénine m'ont envoûté par leurs passionnés et douloureux chemins de traverse...
L'Amant de Lady Chatterley, le Diable au corps,
Thérèse Raquin, La Lettre écarlate, Belle du Seigneur, sans compter Les Liaisons dangereuses, ... ont enflammé notre imaginaire et peut-être aussi notre libido...
Ici le propos narratif se situe dans le couple légitime, serait-ce donc devenu un territoire romanesque ?
Le récit débute par cette très belle citation du livre de
Marguerite Duras,
L'Amant :
"Je n'ai jamais écrit, croyant le faire,
je n'ai jamais aimé, croyant aimer,
je n'ai jamais rien fait qu'attendre
devant la porte fermée."
Mon Mari, c'est l'histoire d'une femme qui a quarante ans, mariée depuis quinze ans, deux enfants, avec une vie, en apparence ordinaire, sereine, parfaite. Pourtant, elle a un problème : elle est follement amoureuse de son mari. Vous me demanderez : « où est le problème ? » C'est dans le mot "follement" peut-être, c'est-à-dire que toute sa vie tourne autour de son mari... Toute la journée, le soir, la nuit, au travail, dans la rue, au supermarché, au tennis, sous la douche... elle se pose des questions existentielles : est-ce qu'il m'aime assez ? est-ce qu'il m'aimera encore demain ? est-ce qu'il va me quitter ? est-ce qu'il va me tromper ?
C'est l'histoire d'un amour fou au sens littéral du terme.
C'est écrit à la première personne. On ne saura jamais son prénom, ni celui de son mari.
Elle reconnaît qu'elle a tout pour être heureuse. Elle se décrit comme ayant un beau corps, sculpté par le yoga, le tennis et les crèmes, deux beaux enfants, une belle maison en périphérie d'une grande ville, une belle garde-robe, un beau métier d'enseignante d'anglais et traductrice par ailleurs pour une prestigieuse maison d'éditions, elle a même peaufiné de belles manières grâce aux fameux manuels de Nadine de Rothschild, car elle vient d'un milieu modeste. Mais surtout, surtout avant toute chose, elle a un beau mari, qui a une belle situation, - il travaille dans la finance, et qui plus est, elle continue de l'aimer passionnément, obsessionnellement, après quinze ans de mariage.
Dit comme cela, ce livre avait tout pour ne pas m'attirer. Et pourtant...
C'est un livre qui parle des relations amoureuses. Nous sommes ici au coeur de la dépendance de
l'amour, de la passion et du fait de vivre exclusivement pour quelqu'un d'autre.
C'est donc une femme qui ne vit que pour son mari, au service de son mari, se métamorphose presque sous nos yeux, devient peu à peu un monstre. Tout tourne autour de son mari, alors que la réciproque n'est pas vraie.
Elle ne veut pas le décevoir, et surtout elle veut que son mari soit toujours amoureux d'elle, donc elle fait tout pour cela mais on se rend vite compte qu'il y a des failles, c'est très dérangeant, il y a une folie qui grandit, et en même temps elle agit parfois à l'inverse de ce qu'elle dit.
Elle nous prend à témoin, nous entraîne dans les dédales de sa passion amoureuse et obsessionnelle.
Je me suis demandé où elle m'emmenait, c'était jubilatoire au début, pour ne pas dire cocasse, cela prêtait à sourire, j'ai même ri à la scène de la clémentine, - mémorable ! ; puis cela devient étrange au milieu du roman, il y a un malaise, une forme d'inquiétude qui s'installe au fur et à mesure que se déroulent les pages...
Maud Ventura s'attaque à la citadelle du couple hétérosexuel. Son roman en est une satire. En cela c'est un roman très féministe. Elle en dénonce tous les stéréotypes. C'est un livre sur la déconstruction du couple.
Et c'est très bien écrit.
Le propos narratif repose sur un mécanisme presque infernal. C'est un texte hypnotique, addictif, subtilement construit. J'ai été happé par ces pages qui font traverser les sept jours d'une semaine. C'est un chapitre par jour, sept chapitres. Chaque jour est d'une couleur différente. C'est aussi l'originalité du texte : elle a donné une couleur à chaque jour de la semaine, un peu comme
Rimbaud attribuait des couleurs aux voyelles...
Dimanche blanc, lundi bleu, - son jour préféré, mardi vert, jeudi jaune... Elle attribue un rôle à chaque jour qui passe, c'est presque comme une mise en scène où elle voudrait à la fois devenir actrice de sa propre vie tout en la mettant en scène...
Et puis, il y a ce livre de
Marguerite Duras,
L'Amant, qu'on observe se promener de pièce en pièce...
Cette femme passe son temps à observer obsessionnellement son mari, à commenter ses gestes, ses vêtements, à analyser ce qu'il dit, à surtout chercher à deviner ce qu'il ne dit pas, à imaginer ses rêves. Elle décortique tout... Je me suis dit qu'elle était sans repos, sans répit, qu'elle ne pouvait pas être ainsi heureuse.
Et puis, elle note tout sur un carnet intime, qui tient lieu de carnet de punition. Tout tient en trois colonnes tracées à la règle : délit, peine, date, et en face elle attribue des punitions...
Certains n'y verront qu'un processus répétitif et passeront totalement à côté du récit. Mais il faut se laisser happer par les respirations subtiles du texte, ses atermoiements, traverser le rideau du premier degré et aller au coeur de ce que nous dit réellement l'histoire. C'est peut-être dans les battements de coeur d'une femme en souffrance que se joue imperceptiblement les changements et cette inquiétude qui grandit.
C'est sans doute un livre qui touchera plus particulièrement les femmes. Mais un homme peut aussi être touché par le propos du roman, de différentes manières d'ailleurs. La preuve...
Choisir d'aimer ou d'être aimé. Que choisiriez-vous ? Qu'auriez-vous choisi à sa place ? Les deux, me direz-vous peut-être. Elle dit que l'égalité parfaite est impossible en couple. Alors elle a choisi d'aimer. Elle dit "Si j'avais choisi d'être aimée plutôt que d'aimer, j'aurais sans doute été une meilleure mère, j'aurais aussi eu la disponibilité d'esprit nécessaire pour former de belles amitiés et avoir de vraies ambitions de carrière."
Il y a avant tout un second degré subtil et magnifique qui traverse et irrigue le texte.
En filigrane j'ai découvert un message qui s'adressait plus particulièrement à nous les hommes, à condition de lire le roman...
La fin du roman m'a scotché. Je ne m'y attendais pas...
Mon mari est le premier roman de
Maud Ventura.
Je pense qu'on entendra parler de cette auteure.
Promis, je ne regarderai plus jamais une clémentine de la même manière...
Je vous livre la bande-son du livre, comme une plainte suppliante, directe, vous la reconnaîtrez peut-être...
♬ Don't leave me now
Leave me out in the pouring rain
With my back against the wall ♬
♬ Don't leave me now
Leave me holding an empty heart ♬
LU DANS LE CADRE DE LA SÉLECTION DU PRIX DU ROMAN CEZAM 2022.