Le fascisme par la lettre.
Cet ouvrage n'est pas un essai sur le fascisme ; il se compose quasi uniquement de citations, très courtes et hors contexte pour la plupart, destinées donc à un public qui n'est pas là pour apprendre ce qu'a été (ou est ?) ce régime et l'idéologie sous-jacente, mais pour vérifier ses connaissances préalables, ses raisonnements, ses résonances au vu de textes très divers. À partir de ces fragments, au fil des pages, mes sentiments ont été multiples, et peut-être plus variés que ceux que le rédacteur du livre n'avait l'intention de transmettre, d'après la postface. Ils se déclinent conformément à la structure de l'ouvrage :
Première partie : « Il camerata n. 1 », dont les 10 premiers ch. comportent de très courtes phrases de Mussolini lui-même. Ici l'enjeu est surtout de mettre en évidence le ridicule de l'orateur, de souligner « l'humour involontaire » qui sourd de la rhétorique de carton-pâte de ce « vendeur à la criée ». L'on peut facilement rire du tribun qui pontifie :
« L'homme – disait le philosophe grec Anaxagore (excusez mon érudition) – est la mesure de toutes choses » (juin 1943) [alors que c'était Protagoras!], en se régalant surtout du « excusez mon érudition » ; ou bien de « l'Harmonie, c'est l'harmonie, la cacophonie... c'est autre chose », ou encore de la juxtaposition entre : « La géographie, ce n'est pas une opinion » (septembre 1938) et « L'Italie est une île qui émerge de la Méditerranée » (1er novembre 1936 avec une récidive en janvier 1939)... On peut même rire gras, avec : « Le
s Anglais : un peuple qui pense avec son cul » (septembre 1937), « Ce qui fermente dans le bas-ventre obèse des démocraties » (décembre 1937), ou « Si Hitler avec eu entre les pattes une tête de bite de roi, il n'aurait jamais pu prendre l'Autriche et la Tchécoslovaquie » (mars 1939).
Mais ce qui m'a frappé le plus, dans cette partie, c'est la désinvolture du personnage à user de la contradiction, sur tous les sujets, de l'économie à la politique internationale, même à des dates très rapprochées. Il est étonnant, en particulier, en lisant les cit. confidentielles contenues dans les Mémoires de Ciano, de découvrir le souverain mépris du Duce pour la « race italienne », qu'il se proposa « d'améliorer » en reboisant les Apennins pour rendre le climat de l'Italie plus rude et neigeux, et qu'il voulait sciemment la montrer affamée lors des négociations du futur traité de paix – qui serait favorable à l'Axe, naturellement... du coup, cela fait moins rire, surtout lorsqu'on sait (ou qu'on apprend, dans la postface, p. 246) que, grâce à toutes les réformes économiques et fiscales à rythme accéléré qui ont caractérisé les premières années du gouvernement fasciste, alors que la production industrielle augmenta de 60% (entre 1921 et 1929, plus que dans l'ensemble de l'Europe occidentale), les salaires réels diminuèrent de plus de 23%...
On recommence à rire du grotesque des « Documents et Circulaires du régime », signés majoritairement
Achille Starace, où il est question de quelle est la bonne hauteur du bras dans le salut romain, la bonne distance à garder [sans doute pour ne pas le recevoir sur la tronche en tant qu'interlocuteur...], ou des formules de salutation épistolaires les plus « fascistissimes »... mais là encore, le rire se teinte de jaune lorsque « Les murs parlent » pour dire : « Me ne frego ! » ou « Mussolini ha sempre ragione » [Mussolini a toujours raison], et encore plus quand on lit les cit. tirées des livres d'écoles ou certains sujets de rédaction imposés aux écoliers et lycéens, en somme là où les paroles de « Giovinezza, giovinezza, primavera di bellezza » ont des accents décidément sinistres.
Seconde partie : « Les Professeurs ». Sans aucun doute les pages les plus déprimantes, avilissantes, désespérantes, car, surtout dans le chapitre consacré aux intellectuels, l'on peut mesurer à quel point, malgré tout, le consensus fasciste était presque unanime, et pendant si longtemps, parmi les « élites de l'esprit » : seuls quatorze professeurs d'université dans tout le pays et toutes facultés confondues refusèrent de juger fidélité au régime en 1936 ; pire : combien furent les soutiens insoupçonnables, même parmi ceux qui abjurèrent ensuite promptement et se refirent une virginité antifasciste :
Benedetto Croce,
Luigi Pirandello,
Vitaliano Brancati, Ernesto Bonaiuti,
Guido Piovene,
Malaparte naturellement, mais aussi
Giuseppe Ungaretti... Que les intellectuels sont inaptes à penser le politique ! Et bien sûr les politiques « transformistes » : le plus célèbre étant évidemment Amintore Fanfani, mais que dire d'Alcide de Gasperi, de Giovanni Spadolini et du plus drôle, Ludovico D'Aragona, à la tête du syndicat CGL avant le fascisme, puis syndicaliste fasciste, puis de nouveau député social-démocrate dans l'après-guerre, et trois fois ministre de de Gasperi ! Sous le titre « Heri dicebamus », nous lisons les dithyrambes des politiques, militaires, magistrats, ecclésiastiques (y compris le Souverain pontife), du Roi, du haut patronat (Pirelli, Agnelli, Olivetti, etc.). Entre-temps, nous aurons pu admirer une vingtaine de pages de photographies, véritable série de déguisements dont le Duce était très friand : Mussolini en « squadrista à chapon melon », en haut-de forme dans le calèche royal, en pose équestre devant l'Arc d'Auguste, en caporal de la milice, avec le pansement factice sur le nez suite à l'attentat manqué de Bologne le 31 octobre 1926, en nageur, motocycliste, maître d'escrime, coureur automobile, skieur, cavalier, grand officier des gardes, en maillot de bain, en mineur, « en scrutant au loin » derrière un télescope, en statue impériale romaine nue...
Troisième partie : « Les Documents fondamentaux du régime fasciste » : des textes relativement longs, reproduits sans commentaire – le « Programme fasciste de la Place Sansepolcro » (1919), qui contenait encore des mesure « travaillistes », dont la plupart furent simplement ignorées ; la « Charte du Travail » (1927) dont on retiendra, à titre d'actualité, que le pilier de l'économie corporatiste était... la négociation des contrats de travail en entreprise (tiens, tiens...) ; le Traité entre le Saint-Siège et l'Italie suivi du Concordat (1929) ; le « Pacte d'acier » (1939) ; les trois « Ordres du jour » présentés à la séance du Grand Conseil du Fascisme en 1943 – pour la destitution de Mussolini comme chef des Armées ; le « Manifeste de Vérone » (1943) instituant la République Sociale Italienne – l'état quisling connu comme République de Salò.
Deux appendices : une « Petite anthologie de la chanson fasciste », et une très utile, « Chronologie des événements de l'époque fasciste ».
À noter enfin la postface qui, rapidement, rappelle les trois positions fondamentales des historiens italiens quant au succès du fascisme : le fascisme conçu comme « parenthèse » - l'interprétation de Croce ; le fascisme comme résultat fortuit de motifs contingents divers – interprétation de Nino Valeri ; le fascisme comme instrument du grand capital – thèse d'
Antonio Gramsci reprise, avec quelques nuances, par Lelio Basso et
Renzo de Felice.