Avance, Maria !
Les crottes des chèvres de Jules ont racorni au soleil comme pet de lièvre. Maria se souvient pourtant avoir vu passer l'homme et son troupeau, il y a une heure à peine. Avance !
Tout ça n'est de la faute de personne.
C'est l'été, Maria, encore une fois, l'été. Mais cet été-là n'a pas le goût des mûrissements. Enfer et braise, il brûle. Il a rôti l'herbe et les ronces des talus, pelé les regains naissants, vidé l'eau des ruisseaux et des béalières. Il continue à moudre la poussière.
Avance, Maria...
Il faut qu'elle se dépêche mais elle a de plus en plus de mal à marcher. Elle avance comme à travers les mottes d'un champ labouré. Le sol croule sous ses pas. Dans sa tête, des images d'enfance et de feu d'artifice.
Avance, maria.
A chaque pas, le poids de son corps l'écrase sur ses talons.
Elle marche.
Plutôt, ses jambes marchent sans elle.
Maintenant Hélène remplit une assiette de soupe.
"Mais enfin, se demande Maria, pourquoi la pose-t'elle juste sous l'attrape-mouches?"
Des mouches encore vivantes, empêtrées de colle, tombent dans le liquide bouillant, s'y débattent. Une à une, elles s'y noient.
--Té, ça doit être assez refroidi, dit Hélène. Que je vous fasse manger maintenant que j'ai le temps.
Maria prête l'oreille. Ce bruit de course dehors, c'est le petit....Il est là, Marcou. Il voit sa mère de dos.
--Ouvrez la bouche, je vous dis, s'emporte Hélène qui ne l'a pas entendu entrer.
--Lâche ça, salope!
D'un coup d'oeil, Marcou a tout vu, tout compris : les lèvres serrées de Maria, les mouches dans la soupe, la hargne.
--Tiens ! Bouffe-là, si elle te plait ta soupe ! Bouffe-là ! hurle t-il, en arrachant l'assiette des mains de sa mère et en lui jetant le contenu au visage.
L'assiette vide tremble entre ses mains.
-Le Veyras, dit-il, comme en se parlant à lui-même, tel qu'il est aujourd'hui, elle l'a fait : de la terre d'homme où, avant c'était rien que des friches...Oui, de la belle terre... de la belle besogne. Il fallait la voir, toute menue, toute tendue au travail...Pas une plainte jamais. Moi qui suis d'ici, je peux le dire : j'ai vu la terre renaître de cette femme. Ce qu'elle a fait, personne d'autre ne l'aurait fait. Alors, peut-être bien pour le détail, faut pas être trop regardant...Quand même, c'est une belle terre qu'elle vous laisse, Hélène!
C'est terrible, après s'être activée de droite et de gauche, toute une vie, et les journées, du matin au soir, sans une minute, une seule, de répit, de se retrouver allongée, de jour comme de nuit, sans autre mouvement que celui des cils.
Sans même pouvoir déplacer le petit doigt. Et si le corps se reposait, mais il ne se repose même pas....C'est un supplice, malgré ce corps réduit à une cervelle et un morceau de chair décapitée, d'avoir soif de toute la soif de la terre et des bêtes. Et les secondes de l'horloge qui battent trop fort comme s'il fallait, une à une, les compter.