J’ai consacré la plus grande partie de ma vie à travailler en faveur des personnes les plus pauvres, et particulièrement les femmes, en essayant d’éliminer les obstacles qu’elles rencontrent dans leurs efforts pour améliorer leur vie. Grâce à l’outil connu sous le nom de microcrédit, l’organisme Grameen Bank – que j’ai créé dans mon pays d’origine, le Bangladesh, en 1976 – met le capital à la disposition des villageois sans argent, notamment les femmes. Le microcrédit a depuis encouragé les capacités entrepreneuriales de plus de 300 millions d’indigents à travers le monde, contribuant à briser les chaînes de la pauvreté et de l’exploitation humaine.
En permettant à des millions de personnes de sortir de la pauvreté, le microcrédit a permis d’exposer les faiblesses d’un système bancaire traditionnel qui refuse ses services à ceux qui en ont le plus besoin. Mais ce n’est que l’un des nombreux problèmes collatéraux subis par les indigents : le manque de services institutionnels, d’accès à l’eau potable, aux soins et aux installations sanitaires, l’absence d’éducation adaptée, de logements de qualité, d’accès aux sources d’énergie, une vieillesse démunie, etc.
Ces difficultés ne se limitent pas aux pays en développement. À l’occasion de mes voyages autour du monde, j’ai constaté que, même dans les contrées les plus riches, les personnes à faibles revenus sont également pénalisées. Selon les termes d’Angus Deaton, Prix Nobel d’économie : « Si une personne devait choisir de vivre dans un village pauvre en Inde, une autre dans le delta du Mississippi, et une autre encore dans une banlieue de Milwaukee au milieu d’un parking pour caravanes, je ne suis pas certain de pouvoir dire laquelle d’entre elles aurait la meilleure vie. »
Actuellement, on ne dit jamais aux étudiants qu’ils peuvent créer un monde qui leur ressemble. Je pense cependant que ce type d’exercices devrait être la partie la plus importante du programme éducatif. Une fois ce monde défini, ils peuvent commencer à réfléchir à la manière de passer de l’imagination à la réalité. Et quand on visualise un projet, il a de bonnes chances de se réaliser. Si nous ne l’imaginons pas, il n’a aucune chance. En élaborant leur propre monde, les élèves se rendront compte à quel point il éloigné du modèle actuel. Cette prise de conscience sera pour eux le début de l’engagement.
La jeunesse aujourd’hui représente l’un des trois « mégapouvoirs » qui, selon moi, transformeront la société mondiale dans les prochaines décennies, en redessinant radicalement la structure économique pour libérer le pouvoir créatif des hommes et des femmes à travers le monde. Ils veilleront à ce que le système ne reste pas une machine élégamment conçue pour produire une poignée de riches éléphants et laisser des milliards d’autres passer leur vie en fourmis de labeur. Une fois que les jeunes sauront clairement quel genre de monde ils désirent, il sera tellement plus facile de le faire advenir.
Le problème systémique commence avec les présupposés que nous nourrissons à propos de la nature humaine.
L'indifférence envers les autres êtres humains est profondément intégrée dans le cadre conceptuel de l'économie actuelle. La théorie néoclassique repose sur la conviction que toute personne est forcément à la recherche de gains personnels. Elle part du principe que maximiser le profit personnel est au coeur de la rationalité économique. Cette hypothèse encourage une forme de comportement envers autrui qui mérite d'être décrit en des termes beaucoup plus sévères qu'une simple indifférence : cupidité, exploitation et égoïsme. Selon plusieurs théoriciens de l'économie, l'égoïsme n'est même pas un défaut ; c'est en fait la plus haute vertu de l'Homme capitaliste.
Dès leur plus jeune âge, il faut inculquer aux enfants une compréhension plus large de l’économie – qui reconnaisse le côté désintéressé de la nature humaine autant que son côté égoïste, et définisse les diverses motivations qui stimulent la créativité et la productivité humaines, au-delà de l’enrichissement personnel. Nous devrions dire à nos garçons et filles qu’ils peuvent être soit des demandeurs d’emploi, soit des créateurs d’emplois, et qu’ils devraient se préparer à faire ce choix. Nous devons encourager nos fils et filles à rêver plus grand, à imaginer le genre de monde dans lequel ils aimeraient vivre, puis à planifier des projets et des entreprises qu’ils peuvent créer pour contribuer à faire de ce monde rêvé une réalité.
Les matins - Muhammad Yunus .Economiste et entrepreneur bangalais, fondateur de la première institution de micro crédit, la Grameen Bank, prix Nobel de la paix en 2006