Désormais blottie contre mon torse, ma jolie Kenza, mon clone féminin de vingt-cinq mois, observe son assistante maternelle du coin de l’œil.
– Ah oui, eh bien parlons-en de tes belles manières ! je ricane. À la maison, c’est Allah akbar par-ci, Allah akbar par-là. Attention ! On n’est pas contre du tout ! Mais, hier encore, Kenza a voulu... « prier » dans la cuisine. Difficile de mesurer son élan. Contre le carrelage, sa grosse tête a fait baoum.
Comme si elle ressentait elle-même la douleur, Nana Aïcha inonde immédiatement de baisers le front de mon bébé :
– Oh, ya zina, pardonne-moi ! elle implore.
– Ah, laisse ! je souris. Maintenant, elle connaît la différence de confort entre le grès de la cuisine et le parquet du salon.
D’un coup de menton, je désigne les copains de ma fillette :
– Et ceux-là, leurs parents, ils apprécient ce genre d’échange culturel ?
Tout en m’adressant un regard de travers, Nana Aïcha s’essuie les paumes sur sa longue robe. Puis, essayant de dominer un très visible embarras, elle triture le nœud du hidjab lui couvrant totalement la tête. Enfin, elle se lance, rougissante :
– La semaine dernière, la maman de Valérie et de Ludovic leur a proposé une sortie au zoo. Le p’tit, il a deux ans. Tu sais ce qu’il a fait, cet ange ? Vivic a apporté un foulard à sa maman. Elle était pas contente du tout.
L’assistance maternelle baisse les yeux vers le poupon :
– Tu sais, Valérie et Ludo, y z’aiment bien ma maison. Ils préfèrent dormir chez moi...
J’observe Ludovic frotter sa joue contre le dos de la main de Nana Aïcha.
– C’est sûr, ces mômes ne manquent pas d’amour ici. On se sent bien chez toi. J’espère juste qu’ils ont des parents intelligents. À leur âge, c’est normal d’imiter les grands. Moi, quand j’étais à l’école primaire, je voulais boire de la bière. Celle qu’on emballait dans des bouteilles brunes d’un litre et qui ressemblait à de la pisse de cheval. Et, tout ça, c’était juste pour imiter les durs de l’école.
Je caresse le visage potelé de ma petite chérie :
– Allez bébé, on va voir tonton Bensalem. Direction, le bunker !
Le lieutenant Bensalem est d’humeur mutine aujourd’hui. Devant son commissariat hyper-fortifié, mon vieux copain, flic de choc de son état, colle son nez busqué, son bec de lièvre, sa tignasse crépue et son grand sourire contre la vitre de ma bagnole. Le schmid est pourtant encombré. Il a un tonfa bien serré dans une main et un pauvre ado au visage tuméfié dans le prolongement de l’autre bras.
– Oh, brigadier Maréchal, débarrasse-moi de ce ballot ! interpelle le lieutenant.
– Fais gaffe, Rebeucop ! je rigole en descendant de voiture. À jouer les clowns dans la rue, tu vas casser ton image de gros dur.
– Ah ouais, t’as raison, mon pote, réagit immédiatement mon ancien camarade de classe. Je rattrape le coup tout de suite.
Rebeucop presse soudain le pas. Son prisonnier n’a pas encore passé la lourde porte d’entrée du commissariat. Devant cinq passants, le lieutenant administre à son gibier un coup de pied au derrière à déboîter le bassin d’un bourricot.
– Zobi ! lâche l’infortuné en s’écrasant contre la rampe de l’escalier extérieur.
Bensalem se tourne vers moi :
– Et là, je deviens toujours une poule mouillée ?
– Eh, Rebeucop !
Elle lève la tête, me sourit, avant de me tendre les mains :
– Tu pèses combien, Khodja ? T’as l’air bien fort...
– Je représente au moins quatre-vingt-cinq kilos, je rigole. Surtout du gras et des os.
– Alors, aide-moi à me lever ! J’ai des problèmes.
Le regard soudain malicieux, elle me lance, endossant le sabir des fatmas coloniales :
– C’i l’asiatique, moun fils...
– L’asiatique ? je m’étonne en emprisonnant deux grosses mains calleuses dans mes poings.
– Anaam, l’asiatique, récidive la nounou.
Debout, elle s’appuie sur l’une de mes épaules voûtées avant de plaquer son autre paume sur sa fesse gauche.
– Ah, la sciatique, je rigole.
La mamie lève le regard au ciel, se construit un faciès mi-défaitiste, mi-courroucé :
– Bravo ! ironise Nana Aïcha. Monsieur Karim Khodja, le journaliste de Nord-Info, est polyglotte. Il saisit le dialecte des vieux du bled. On voit qu’il a une femme professeur de langues. Et, votre fille, elle va être une vraie muslim. Et grâce à moi. Kenza, elle sera fière de Mohamed et de l’Algérie.
Sous le vasistas télévisuel squatté par le ministre, un marine hystérique bêche du sable sur le corps en flammes de l’un de ses camarades.
– Mais c’est le troisième attentat majeur subi par vos troupes en quelques heures, rappelle la journaliste française au ministre. Vos hommes sont attaqués tous les jours. En 2003, Paris avait justifié son opposition à une guerre en Irak en mettant en avant le risque d’enlisement...
– Votre gouvernement est composé de pleutres ! explose le membre du gouvernement américain dans son œil-de-bœuf. Il est le talon d’Achille de l’Occident. Si Chirac s’était montré aussi docile que Tony Blair, nos ennemis n’auraient pas le sentiment de jouir d’une oreille amicale en terre chrétienne...
– Mais, enfin, monsieur le ministre, soyons sérieux, tente la présentatrice. Malgré l’arrestation de Saddam Hussein...
– Taisez-vous ! s’étrangle le responsable politique en agitant les poings. Nous apporterons la démocratie aux Irakiens. Que cela leur plaise ou non...
Derrière Bensalem, les sirènes à deux tons sont de plus en plus assourdissantes. Enfin, des feulements de limousine.
– Ah, la caravane passe devant le commissariat, note mon pote. On va bientôt être peinards.
De la rue, une voix connue se rappelle d’un seul coup à notre bon souvenir :
– Shlomo, Shlomo, je suis là pour te serrer dans mes bras ! braille Tarik. Attends !
Quelques coups de sifflets furibards, puis... une formidable déflagration. Le bureau de Bensalem est secoué de frissons. L’espace d’une seconde, j’ai le sentiment d’être sous un Airbus en plein décollage.
Interloqué par la détonation et l’onde de choc, Bensalem s’arc-boute sur ses accoudoirs. Un objet vaguement rond vient heurter la fenêtre, puis dégringole dans la rue.
L’espace d’une seconde, Bensalem oublie l’étrange situation.
– On aurait dit un ballon, remarque le policier.
Blême, je ne réponds pas. Le « ballon », je l’ai vu. J’ai même parfaitement reconnu la tête du fameux Tarik.
"FICHÉ S" de Lakhdar Belaïd - Interview par France Bleu Nord