A l’heure où les gens célèbrent la Saint Valentin, d’autres parlementent sur l’amour. C’est qu’il est si facile de dire « je t’aime»…
Roland Barthes s’est essayé à le dire pour expliquer ce faire. Les fragments d’un discours amoureux publié en 1977 a pour ambition de donner voix à l’amoureux, cet homme qui, pour reprendre l’auteur, « parle en lui-même, amoureusement, face à l’autre » face à l’être aimé, qui lui « ne parle pas ». L’auteur s’attache avec ferveur à cet homme amoureux et construit pour ce faire une sorte de plaidoyer de l’amour en suivant une « méthode dramatique » car l’amour s’apparente selon lui à une scénographie.
Pour cette « dramaturgie » d’un discours amoureux tour à tour drôle, douloureux, juste, émouvant et cynique, l’interprétation de Fabrice Luchini est magnifique. Avec Luchini pour voix, ce texte nous offre une autre pratique de la lecture. L’amoureux des mots qu’il est nous emporte. Son souffle nous guide. On suit son interprétation des mots. Parfois calme, sa voix s’enflamme soudain en fonction des émotions qui le traversent. Nous sommes assis chez nous. On se croirait rapidement au théâtre, étant donné que dans le noir absolu de notre intimité la lumière apparaît et le texte se met en scène sous nos yeux :
« Le décor représente l’intérieur d’un café. Nous avons rendez-vous. J’attends» clame Luchini. « Dans ce café, je regarde les autres qui entrent, papotent, plaisantent, lisent tranquillement, eux, ils n’attendent pas. »
Un amoureux, nous dit-il, « est celui qui attend ». Et nous, nous attendons la suite, curieux. Avec lui, avec eux, Luchini et Barthes, nous devenons amoureux à notre tour…
Ce petit texte inclassable de Roland Barthes a suscité fin des années 1970 un engouement immédiat et planétaire. Ce petit livret que nous offre Barthes a décontenancé le public. Roland Barthes, intellectuel reconnu, était en effet connu pour ses écrits théoriques. Professeur au Collège de France, maître français de la sémiologie, entre autres choses, il aimait jouer avec les mots et écrivait souvent des textes non facilement accessibles. Avec ce livret, rien n’est semblable à ce qu’il a fait jusqu’à présent. S’il lui est effectivement arrivé d’écrire des textes complexes, celui-ci reste tout à fait abordable. Le texte est très bien écrit. Il aime manier les mots et ça se sent. Pour étayer ses propos, il s’appuie sur les définitions tirées du Littré ou de romans: Proust, Goethe, Platon y passent. Il s’appuie également sur la psychologie et cite Freud…
Ces références ne créent pas une distance. Ce n'est pas professoral, bien au contraire. Dès qu’il parle d’amour, on se sent proche de lui. On ne le connait pas et pourtant, il parle à tous car il parle de vécu, du vécu humain. On se reconnait tous ici dans l’amoureux.
Jusque-là impressionnée par la réputation de Barthes, je m’étais fermée à l’auteur. Dernièrement, je n’ai pourtant pas hésité à découvrir cette figure française pour le partenariat que m’offrait Audiolib. J’étais curieuse de voir la performance de Luchini, que je trouve riche de par son style, sa verve et son emphase, s'unir au texte de Roland Barthes.
Au travers de dix-sept courts chapitres, voici des textes choisis et lus par l’acteur dont l’intelligence et la finesse collent parfaitement au texte. On pourrait presque croire que le comédien en est l’auteur.
Un très beau cadeau à offrir ou à s’offrir. Je remercie à ce titre Audiolib pour cette collaboration et en particulier Chloé.
Résumé de la quatrième de couverture :
Décrivant son projet pour Fragments d’un discours amoureux, Barthes précise que « tout est parti du principe qu’il fallait faire entendre la voix de l’amoureux ». D’où le choix d’une « méthode dramatique » : ici, pas de théorisation de ce discours amoureux, mais sa seule expression. « C’est un portrait qui est proposé, mais ce portrait n’est pas psychologique »; il se l’écho de « quelqu’un qui parle en lui-même, amoureusement, face à l’autre,-l’objet aimé-, qui ne parle pas. » Un texte si juste qu’il retentit en chacun, longuement…
« C’est donc un amoureux qui parle et qui dit… »
Mon avis :
Un pianiste se fait entendre. Une ambiance feutrée s’installe. Quelque chose est là, tapi quelque part. Nous attendons quelque chose. Un concert, une prosodie ou une pièce de théâtre peut être. Un concert de mots alors? Chut. Taisons-nous et écoutons la suite. Soudain, sans crier gare, quelqu’un parle. Un homme. Une voix posée articule « Attente ». Nous obéissons, sur le qui-vive. Nous attendons… Puis la définition arrive et le piano se tait laissant seule voix au même homme:
« Attente : Tumulte d’angoisses suscité par l’attente de l’être aimé au gré de menus retards, rendez-vous, téléphones, lettres, retours ». Fabrice Luchini entre en scène.
Roland Barthes note les étapes par lesquelles l’amoureux passe. Il nous les expose, les conscientise et y ajoute par bribes des expériences personnelles, des observations qu’il a pu faire ou lire pour étayer son propos. L’amoureux attend, s’angoisse, jalouse, déclare, doute…. Roland Barthes nous offre ici un discours sur les différents comportements liés à l’amour. Dix-sept tableaux nous sont dépeints et Barthes prend un malin plaisir à nous offrir pour ce faire une jouissance narrative avec un texte qui déborde de mots et d’émotions avant de laisser place au silence lorsque l’être aimé disparaît.
Le portrait de l’amoureux est dressé ici. Qui est-il ? C’est un homme seul qui aime, qui se désole et se questionne et qui use « de mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots ». Les mots d’amour, nous dit-il, sont comme des caresses que l’amoureux utilise à loisirs, des caresses douces, mais difficiles car le langage amoureux se fait petit-à-petit, par « fragments ».
Petit-à-petit, l’amour se déguste. Et on en redemande parce qu'il est plein de vie. Il se vit. Il déborde de vie. « C’est un amoureux qui parle et qui dit », c’est un amoureux qui joue avec les mots, un peu comme un acteur d’une pièce de théâtre. Il déguste la vie. Il déguste les mots d’amour. L’amour se vit comme une pièce de théâtre. L’amour est un divertissement nécessaire à la vie. L’amour se vit. Le théâtre aussi et l’auteur sans conteste parle de ce qu’il a vécu. Qui ne se reconnait pas en effet dans ses mots ? Nous avons tous attendu, aimé, nous nous sommes tous angoissés pour l’être aimé… Roland Barthes peint ici notre histoire à tous de manière très littéraire. C’est si intimiste, si intemporel et en même temps si multiple. L’amour est multiple. Le « je » du narrateur, de l’amoureux, est multiple. Il pourrait être vous, eux, toi, lui ou elle. Ce texte d’une très grande qualité s'écoute, se lit d’une traite et/ou par touches, seul(e) ou avec l’être aimé. Il est pour moi une très belle déclaration d’amour.
Fabrice Luchini montre tout son talent de conteur, d’amoureux, d’acteur et d’homme plein de vie. Il réussit à transmettre toutes ses émotions aux mots de Roland Barthes. Avec lui, le pouvoir de l’amour, ses avantages et ses inconvénients se vit merveilleusement bien. Son souffle se fait plus court, plus passionné et plus dynamique par moments, le tout avec une diction parfaite. On sourit quand on l’entend parler des faiblesses de l’amour. On n’a pas peur. On sourit. Les mots sont non seulement beaux, denses et émouvants mais ils sont prononcés avec une justesse surprenante qui donnent de la profondeur aux émotions. Par exemple, lorsqu’il décrit la jalousie, Luchini clame totalement impliqué:
« C’est laid, c’est bourgeois la jalousie, c’est un affairement indigne, un zèle et c’est ce zèle que nous refusons. Comme jaloux, je souffre quatre fois ; parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l’être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l’autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité. Je souffre d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun. »
Nous, spectateurs, ne restons pas insensibles. C’est alors impossible.
Fragments d’un discours amoureux au théâtre ? Evidemment, cela ne fait pas un pli.
«Au théâtre, il n’y a rien à comprendre, mais tout à sentir » disait Louis Jouvet. En effet.
Une très belle pièce de théâtre donc qui se joue à l’infini, à l’image de ce livre-audio que l’on est obligé d’écouter tranquillement et plusieurs fois pour s’imprégner du texte, l’appréhender, pousser la réflexion plus loin et s’entendre déclamer : « je t’aime » sous un nouveau jour.
Lien :
http://aupetitbonheurlapage...