« A nouveau, il se taisait, protestait et s'adossait au fauteuil, l'air vague et lointain, marmonnant qu'il n'en parlerait jamais, jamais, que c'était une histoire d'un autre âge, que rien ne valait que l'on réveillât les morts. Il reprenait ensuite le paquet de cartes qu'il se remettait à battre sans fin, pour occuper ses mains, un paquet qui lui avait servi initialement à faire des patiences avant qu'il renonce même à cette activité inutile, se contenant de battre les cartes à longueur de journée, puis de les reposer sur la tablette près de lui, à côté du répertoire téléphonique dans lequel presque tous les numéros étaient ceux de morts, dont chaque nom rappelait un pan de vie, une histoire effondrée, partie, disparue, emportée comme tout autour de lui, lui qui restait là, solide comme un roc, survivant d'époques presque héroïques, dernier rejeton d'une immense phratrie dont tous les membres étaient morts, l'un après l'autre et dans l'ordre, le laissant seul au milieu d'un champ de ruines, celui des souvenirs, de cette mer d'histoires dont il parvenait maintenant de moins en moins à démêler l'inextricable écheveau, reprenant alors le paquet de cartes, les battant une fois, deux fois puis les reposant et se taisant toujours jusqu'à ce que je lui repose une autre question sur quelqu'un d'autre, sur une autre histoire saugrenue, ou lointaine, ou invraisemblable ».
Le narrateur, c'est le petit-fils de Wakim Nassar, fondateur de la lignée du même nom. Il tente de reconstituer l'histoire du clan Nassar et par voie de conséquence, celle de la Grande Maison. Héritier du patrimoine mémoriel de la famille qui s'apparente à un tissu dont la trame est endommagée, voire usée, à bien des endroits, il projette d'écrire sur la grandeur et la décadence d'un destin libanais hors du commun, celui de ses ascendants. Il essaie de rétablir depuis l'origine, les parts manquantes de cette famille ballotée comme un fétu de paille par les remous de l'Histoire. Dans cette quête, il prend le lecteur pour confident et l'entraîne dans ses digressions, comblant les blancs, reconstituant et imaginant des bribes d'histoire à partir de lettres retrouvées, de confessions parfois arrachées à des membres de sa famille, notamment à son père, de photographies, de morceaux de souvenirs restitués par des révélations glanées, ici ou là, auprès de personnes âgées. Il n'hésite pas à confier au lecteur ses hésitations lorsqu'il envisage le déroulement d'une anecdote, d'une scène, l'interprétation d'un comportement d'autant que le mythe familial prend naissance dans le Liban de la fin de XIXème siècle.
Wakim Nassar est « simsar » (intermédiaire). Ce jeune homme qui s'habille à l'européenne, chrétien-orthodoxe, se trouve, un beau matin, dans l'obligation de quitter momentanément, enfin le croit-il, son quartier de Marsad en compagnie de son jeune frère, Sélim. Est-ce un conflit avec les musulmans, est-ce un conflit avec un associé, une histoire d'escroquerie, le motif de cette fuite reste perdu dans les limbes de la légende familiale. Les deux cavaliers pénètrent ainsi dans la juridiction autonome du Mont-Liban, à Ayn Chir, terre de grandes plantations de mureraies et d'oliveraies, terre maronite où ils trouveront refuge.
Par quel mystère, Wakim va-t-il décider de planter des orangers et, plus tardivement, des clémentiniers sur cette terre dédiée aux muriers et aux oliviers. de cette résolution jaillira le début de la légende du clan des Nassar et de la Grande Maison, construite au pied du Mont-Liban, imposante montagne qui symbolise et traverse ce pays.
Magnifique fresque que nous offre
Charif Majdalani, romanesque à souhait, d'une vitalité et d'un souffle que je qualifierais d'homérique. Son récit nous emporte dans le Liban sous domination ottomane à la fin du XIXème siècle pour se terminer dans les années 30, sous protectorat français. L'histoire du Liban se conjugue avec celle de la Grande Maison et c'est ce qui rend cette fresque passionnante et enrichissante.
La beauté des paysages époustouflants prend vie sous les yeux du lecteur, grandes chevauchées épiques, ode au pays tant aimé où affleurent imperceptiblement, les fractures entre communautés, longues phrases hypnotiques qui n'en finissent plus, qui coulent comme un ruisseau et qui charrient sous nos yeux des images d'orangers en fleurs, des senteurs de jasmin et de gardénia, le potager de l'ami Gérios, la beauté d'Hélène, la fermeté de Wakim, la vaisselle de la table que l'on dresse dans le grand silence du midi, l'odeur de savon blanc du linge et des serviettes, les courants d'air qui circulent dans la maison, les rideaux immenses qui gonflent, le bruit des pas sur le sol de marbre.
Il y a des passages qui pourraient inspirer un réalisateur d'aujourd'hui, un jumeau de Cecil B.
DeMille. Impressionnante attaque de bédouins, enlèvement d'Hélène, la grand-mère du narrateur, construction épique de cette somptueuse Grande Maison, effrayante invasion de sauterelles, et tant d'autres évènements dignes d'un grand film d'aventures.
Charif Majdalani dirige le département des lettres françaises à l'université Saint-Joseph de Beyrouth. C'est le troisième roman de cet auteur que je lis et à chaque fois, je suis happée par la fiction qui me téléporte en terre libanaise, enchantée par la tonalité dépaysante de ses fictions, par ce virtuose de l'écriture, merveilleux conteur de fables grandioses, je ne m'en lasse pas. Mon prochain sera «
le dernier Seigneur de Marsad ».
NDL : Patricia ou Patrijob, si tu me lis, je crois me souvenir que le Liban est cher à ton coeur, ce livre est pour toi!