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EAN : 9782757800775
337 pages
Points (14/09/2006)
4.06/5   41 notes
Résumé :
Dans le Liban de la fin du XIXe siècle, un homme doit fuir son village à la suite d'une obscure querelle. Repartant de rien, Wakim Nassar, le proscrit, va créer dans les environs de Beyrouth, à force d'audace et de volonté, des plantations d'orangers, fonder une nombreuse famille, devenir un chef de clan, un " zaïm " craint et respecté. La Grande Maison qu'il fait construire au centre des vergers, que les gens admirent de loin, à Ayn Chir, est le symbole de sa gloir... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
« A nouveau, il se taisait, protestait et s'adossait au fauteuil, l'air vague et lointain, marmonnant qu'il n'en parlerait jamais, jamais, que c'était une histoire d'un autre âge, que rien ne valait que l'on réveillât les morts. Il reprenait ensuite le paquet de cartes qu'il se remettait à battre sans fin, pour occuper ses mains, un paquet qui lui avait servi initialement à faire des patiences avant qu'il renonce même à cette activité inutile, se contenant de battre les cartes à longueur de journée, puis de les reposer sur la tablette près de lui, à côté du répertoire téléphonique dans lequel presque tous les numéros étaient ceux de morts, dont chaque nom rappelait un pan de vie, une histoire effondrée, partie, disparue, emportée comme tout autour de lui, lui qui restait là, solide comme un roc, survivant d'époques presque héroïques, dernier rejeton d'une immense phratrie dont tous les membres étaient morts, l'un après l'autre et dans l'ordre, le laissant seul au milieu d'un champ de ruines, celui des souvenirs, de cette mer d'histoires dont il parvenait maintenant de moins en moins à démêler l'inextricable écheveau, reprenant alors le paquet de cartes, les battant une fois, deux fois puis les reposant et se taisant toujours jusqu'à ce que je lui repose une autre question sur quelqu'un d'autre, sur une autre histoire saugrenue, ou lointaine, ou invraisemblable ».

Le narrateur, c'est le petit-fils de Wakim Nassar, fondateur de la lignée du même nom. Il tente de reconstituer l'histoire du clan Nassar et par voie de conséquence, celle de la Grande Maison. Héritier du patrimoine mémoriel de la famille qui s'apparente à un tissu dont la trame est endommagée, voire usée, à bien des endroits, il projette d'écrire sur la grandeur et la décadence d'un destin libanais hors du commun, celui de ses ascendants. Il essaie de rétablir depuis l'origine, les parts manquantes de cette famille ballotée comme un fétu de paille par les remous de l'Histoire. Dans cette quête, il prend le lecteur pour confident et l'entraîne dans ses digressions, comblant les blancs, reconstituant et imaginant des bribes d'histoire à partir de lettres retrouvées, de confessions parfois arrachées à des membres de sa famille, notamment à son père, de photographies, de morceaux de souvenirs restitués par des révélations glanées, ici ou là, auprès de personnes âgées. Il n'hésite pas à confier au lecteur ses hésitations lorsqu'il envisage le déroulement d'une anecdote, d'une scène, l'interprétation d'un comportement d'autant que le mythe familial prend naissance dans le Liban de la fin de XIXème siècle.

Wakim Nassar est « simsar » (intermédiaire). Ce jeune homme qui s'habille à l'européenne, chrétien-orthodoxe, se trouve, un beau matin, dans l'obligation de quitter momentanément, enfin le croit-il, son quartier de Marsad en compagnie de son jeune frère, Sélim. Est-ce un conflit avec les musulmans, est-ce un conflit avec un associé, une histoire d'escroquerie, le motif de cette fuite reste perdu dans les limbes de la légende familiale. Les deux cavaliers pénètrent ainsi dans la juridiction autonome du Mont-Liban, à Ayn Chir, terre de grandes plantations de mureraies et d'oliveraies, terre maronite où ils trouveront refuge.

Par quel mystère, Wakim va-t-il décider de planter des orangers et, plus tardivement, des clémentiniers sur cette terre dédiée aux muriers et aux oliviers. de cette résolution jaillira le début de la légende du clan des Nassar et de la Grande Maison, construite au pied du Mont-Liban, imposante montagne qui symbolise et traverse ce pays.

Magnifique fresque que nous offre Charif Majdalani, romanesque à souhait, d'une vitalité et d'un souffle que je qualifierais d'homérique. Son récit nous emporte dans le Liban sous domination ottomane à la fin du XIXème siècle pour se terminer dans les années 30, sous protectorat français. L'histoire du Liban se conjugue avec celle de la Grande Maison et c'est ce qui rend cette fresque passionnante et enrichissante.

La beauté des paysages époustouflants prend vie sous les yeux du lecteur, grandes chevauchées épiques, ode au pays tant aimé où affleurent imperceptiblement, les fractures entre communautés, longues phrases hypnotiques qui n'en finissent plus, qui coulent comme un ruisseau et qui charrient sous nos yeux des images d'orangers en fleurs, des senteurs de jasmin et de gardénia, le potager de l'ami Gérios, la beauté d'Hélène, la fermeté de Wakim, la vaisselle de la table que l'on dresse dans le grand silence du midi, l'odeur de savon blanc du linge et des serviettes, les courants d'air qui circulent dans la maison, les rideaux immenses qui gonflent, le bruit des pas sur le sol de marbre.

Il y a des passages qui pourraient inspirer un réalisateur d'aujourd'hui, un jumeau de Cecil B. DeMille. Impressionnante attaque de bédouins, enlèvement d'Hélène, la grand-mère du narrateur, construction épique de cette somptueuse Grande Maison, effrayante invasion de sauterelles, et tant d'autres évènements dignes d'un grand film d'aventures.

Charif Majdalani dirige le département des lettres françaises à l'université Saint-Joseph de Beyrouth. C'est le troisième roman de cet auteur que je lis et à chaque fois, je suis happée par la fiction qui me téléporte en terre libanaise, enchantée par la tonalité dépaysante de ses fictions, par ce virtuose de l'écriture, merveilleux conteur de fables grandioses, je ne m'en lasse pas. Mon prochain sera « le dernier Seigneur de Marsad ».

NDL : Patricia ou Patrijob, si tu me lis, je crois me souvenir que le Liban est cher à ton coeur, ce livre est pour toi!


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Avec l'Histoire de la Grande Maison, Charif Majdalani nous invite à découvrir un tableau qu'il peint sous nos yeux, le tableau ressuscité d'un Liban foisonnant et multi confessionnel de 1870 à 1930, sous administration ottomane jusqu'au mandat français, à travers le portrait de son grand-père paternel, Wakim Nassar et l'histoire de la Grande Maison, symbole de sa réussite, de son acharnement contre le destin : orphelin de père très tôt, spolié par un oncle de son clan, Wakim n'a qu'une idée en tête, se surpasser, aller de l'avant pour y faire sa place et réparer l'injustice.

Innovateur, issu d'une famille grecque orthodoxe, il prend en main très tôt sa vie pour en contrarier le destin : grâce à sa patience, fermeté et détermination il construit son avenir, s'exile du quartier Marsad du vilayet de Beyrouth pour Ayn Chir, sur les terres autonomes du Mont Liban, au milieu des maronites et des bédouins, pour prendre sa revanche.
C'est là que commencera la grande aventure de la culture de l'orange au milieu des mûreraies, de la Petite Maison à la Grande Maison...

Entre les informations que glanent Charif Majdalani au près de son père, les témoignages familiaux recueillis au près de ses oncles et tantes, bribes par bribes, imaginant les parts manquantes, les non-dits qui alimentent l'aura de Wakim, consultant les archives, Charif Majdalani reconstitue le long chemin de son aîeul et le magnifie.

Le lecteur participe à la réflexion de l'auteur pour noircir la page blanche ou plus tôt pour colorer les espaces inconnus.

Un régal , un récit servi par une plume magnifique.
Les bouillonnements des narguilés, la mélodie scandée des zajals, les étoffes précieuses restituent l'univers des salons orientaux où l'air s'imprègne, par les fenêtres ouvertes, du parfum des orangers...

Je vais laisser la Grande maison, la maison des orangers à regrets et j'en retiendrai un auteur qui déclare l'amour à la langue française, langue de sa grand-mère maternelle, Hélène, maronite, épouse de Wakim le simsar (intermédiaire, courtier) devenu grand propriétaire terrien et zaîm (notable et chef de clan) qu'elle accompagnera dans sa déportation en Anatolie et jusqu'au bout de sa vie.
A lors que l'aube d'un temps nouveau se dessine pour le Liban, Wakim qui en a pressenti les couleurs ne pourra le colorier, sa descendance en aura-t-elle les facultés ?

Merci Monsieur Charif Majdalani pour cette magnifique invitation au voyage.

« L'aube a la couleur des pommes et dans l'air circule un parfum de jasmin. »


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Jeune chrétien libanais, Wakim Nassar est obligé de fuir le centre de Beyrouth pour avoir, vu de cette communauté, manqué de respect à une jeune arabe. Il est recueilli par une branche de la famille installée à Ayn Chir, à la périphérie de la ville. Dans cette région, la principale source de revenue est la culture des mûriers et l'élevage des vers à soie. Mais Wakim à une intuition : sur cette terre on pourrait cultiver des orangers. Il décide d'investir dans cette voie, créant même une variété de clémentine fort appréciée. Il fait construire la Grande Maison au milieu de ses vergers, y installe Hélène qu'il arrache presque de force à sa famille, et y voit naître ses nombreux enfants. Avec beaucoup de finesse, il devient progressivement le référent de la famille, toutes branches confondues, au détriment de son rival Gebran Nassar.
Mais survient la guerre de 1914-1918, le Liban est annexé par l'Empire ottoman. Des nuées de criquets détruisent toutes les cultures, provoquant la famine. Wakim Nassar et sa famille, jugés trop francophiles sont déportés en Anatolie turque. C'est le début de la déchéance, qui donnera à Gebran l'occasion de se venger et d'accélérer la chute de cette branche des Nassar.

L'histoire de Wakim Nassar et de sa famille, symbolisée par le destin de la Grande Maison, est contée par un de ses petits-fils, enfant du plus jeune des fils de Wakim et Hélène. le récit est construit autour de bribes de souvenirs de discussions entendues dans l'enfance du narrateur, de confessions plus ou moins arrachées au père et d'enquêtes auprès des membres survivants de la famille. le récit chronologique est entrecoupé de nombreux passages où le conteur explique comment l'information qu'il va délivrer a été obtenue. Il intègre également beaucoup de digressions sur le contexte sociologique, culturel, géographique et historique dans lequel évolue la famille.
Au final, cette histoire de la Grande Maison peint donc, au delà du cas particulier d'une famille et sous cet angle de vue, le portrait d'un pays, le Liban, à la fin du dix-neuvième siècle et dans les premières décennies du vingtième.
L'écriture de l'auteur n'est pas simple : en caricaturant à peine, je dirais que les phrases sont souvent plus longues que des paragraphes, et les paragraphes parfois aussi longs que des chapitres... Ajoutée aux nombreuses digressions du récit, cette forme d'écriture donne un sentiment de grande lenteur, alors que les personnages ont vécu une vie plutôt dynamique, riche en événements.
Un roman historique à lire lentement...
Lien : http://michelgiraud.fr/2020/..
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"Si le Liban n'était pas mon pays, je l'aurais choisi comme pays".
Khalil Gibran.

Quel bonheur d'avoir sur Babelio des amis qui sont attentifs à vos goûts en matière de lecture, vous conseillent intelligemment et qui, en plus, ont la gentillesse de vous envoyer leur coup de coeur !
Histoire de la Grande Maison a débarqué un matin dans ma boite aux lettres hutoise en provenance du sud de la France, accompagné d'une superbe carte postale qui donne envie de vacances.

C'est bien plus loin que m'a fait voyager Charif Majdalani, puisqu'il m'a emmenée en terre libanaise, magnifique pays pourtant si malmené.
À partir de bouts de confidences difficilement arrachées aux membres de sa famille et de quelques rares documents, le narrateur (l'auteur lui-même ?) essaye de reconstituer l'histoire de sa famille.
Pour ce faire, il recourt à son imagination afin de combler les zones d'ombre et relater une histoire qui soit la plus proche possible de la réalité.
Nous parcourons donc le Liban de la moitié du XIXème siècle à l'aube de la seconde guerre mondiale.
Un pays pluriel, riche de peuples différents avec lesquels il faut composer et qui, malgré de sensibles débuts de fractures, a pu prospérer.
Une société faite de clans aussi, au sein desquels l'ambition est génératrice de conflits latents transmis, bien souvent, de génération en géneration.

Tel est le cas du clan Nassar, dont le narrateur est le descendant, et qui a bâti sa fortune principalement sur la culture, ô combien parfumée, de l'oranger.
De Wakim, obligé de fuir son village natal suite à une vague altercation et qui construit sa "grande maison" sur une terre mouchaa, l'auteur nous conte une vie tumultueuse "encombrée d'histoires et d'anecdotes qui ne sont que des faits secondaires auxquels pourtant on attribue la cause d'évènements graves.."

Une plume riche en couleurs et en parfums, de longues phrases qui forment un texte compact et pourtant sans lourdeur tant le propos est rythmé, tels sont les atouts de Charif Majdalani pour nous offrir un roman captivant et dépaysant à souhait.
Un livre qui est aussi une belle approche de l'histoire mouvementée de ce si beau pays.
Merci Martine pour ce beau moment de lecture que tu m'as offert !
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C'est avec cette "Grande Maison" que ma fidélité de lectrice fut donnée à Charif Majdalani.
En conseillant des amies pour l'ensemble de son oeuvre romanesque, je ne savais pas trop quel roman devait être lu en premier pour découvrir cet auteur de langue maternelle française et paternelle arabe.
Ses livres sont un voyage au Liban dans l'odeur des orangers et de la cuisine épicée.

Cette grande maison est celle du clan Nassar, famille orthodoxe et francophile. L'ancêtre a fait fortune dans la culture des oranges au tournant du 20ème siècle et la famille vit grandeur et décadence dans le parcours des héritiers et les soubresauts politiques du pays. Avec le patriarche visionnaire, chef incontesté et bâtisseur, on découvre la réalité géopolitique, la première guerre mondiale, les déportations en Anatolie et le début du déclin par des décisions hasardeuses de la jeune génération.

S'inspirant du parcours de son grand-père paternel, l'auteur nous offre une auto fiction, s'improvisant enquêteur et conteur des aléas, des secrets, des conflits. Il ressuscite les absents, donne vie aux souvenirs et imagine, là où la mémoire s'est perdue. C'est à la fois descriptif, sensuel, passionné, tortueux comme l'âme libanaise. La langue est enveloppante, très classique, et emporte dans un rythme très oriental.

Une fresque familiale dans l'histoire d'un pays
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Citations et extraits (11) Voir plus Ajouter une citation
Il doit avoir des tantes, des grands-tantes un peu partout dans le quartier, chez qui il pourrait s'arrêter pour manger du pain chaud. Mais il ne s'arrête pas, il marche entre les traverses, il fanfaronne sûrement car il plaît aux femmes et il le sait. Ou plutôt ce n'est pas lui qui fanfaronne. Il laisse ses moustaches et son tarbouche fanfaronner pour lui. Lui il a l'oeil sombre, et ce regard singulier qui semble toujours effleurer le bord supérieur des choses. Il porte une canne qui lui donne un supplément d'allure. Ce n'est pas la canne en bois d'ébène avec l'anneau d'or aux initiales de son père. Celle-ci, il la garde pour les occasions ou le dimanche, elle est debout dans un coin de l'armoire normande, dans sa chambre à coucher. Et c'est curieux, voilà que cette armoire me permet de pénétrer chez lui, d'imaginer un peu la maison d'avant, quoiqu'il me sera toujours très difficile de croire qu'il ait pu habiter ailleurs que dans la Grande Maison qu'il fondera à Ayn Chir. Je vois soudain un jardin, avec des néfliers et un citronnier, trois marches, un perron surélevé, et à l'intérieur un sol en tomettes aux motifs en arabesques, des pièces ouvertes les unes sur les autres, où circulent aisément l'air doux du printemps, les parfums des arbres, l'odeur de laurier qui embaume les vêtements rangés dans les armoires, mais aussi les bruits simples de la vie domestique, la voix de son frère cadet qui chantonne en s'habillant dans une pièce voisine avant de sortir pour aller à son bureau, disons à Khan Antoun Bey, ou celle de sa mère qui reçoit ses cousines et ses belles-soeurs de bon matin et s'installe avec elles dans des fauteuils sur le perron, sa mère qui figure elle aussi sur une photo de Bonfils, lointaine et rêveuse dans sa robe à corset, si rigide et si hiératique que je parviendrai toujours difficilement à l'imaginer autrement qu'en habit victorien, presque aussi irréelle, désincarnée et majestueuse que les reines anciennes sous leur masque mortuaire. Et puis, je vois aussi cette armoire normande devant laquelle il se poste tous les matins avant de sortir, dont il ouvre un battant pour se juger dans la glace un peu terne. Il juge son pantalon, son veston, son faux col, lisse sa moustache, ajuste son tarbouche, plante un regard dans son propre regard trop sombre avant d'ouvrir l'autre battant, sur lequel il y a aussi une glace, et de voir soudain, dans les deux miroirs qui se font face, son image se refléter à l'infini. J'aime à penser qu'il s'amuse tous les matins à cette démultiplication de lui-même avant de sortir égrener dans la marche sa présence au monde.
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Les moustaches frémissent, les yeux s'assombrissent, les chevaux font du sur-place et tournoient imperceptiblement sur eux-mêmes. Albe et Rome sont au bord de la guerre sans savoir qu'elles seront un jour Albe et Rome. Le moindre geste malencontreux, une main glissant trop brusquement sur une hanche, un torse se soulevant trop soudainement, et ce serait un massacre, un bain de sang que toute l'eau du Jourdain, du Lycus et du Chien ne pourrait suffire à laver et tout cela pendant que précisément, dans le domaine, dans la Petite Maison, dans la chambre à coucher, Hélène Callas vient de poser son pied nu dans l'eau de la bassine en émail bleu tandis que le curé se baisse, prend de l'eau de ce petit Jourdain dans une écuelle et la lui reverse sur la tête, une fois, deux fois, trois fois, si bien qu'Hélène a bientôt la robe blanche toute dégoulinante et les cheveux collés contre le front et le cou. Mais alors que Mitri Chéhadé s'apprête à saisir son pistolet et que Ramez Chahine empoigne le couteau qu'il a contre la hanche, Camille est l'objet d'une grâce inespérée. Quelque chose en lui soudain cède, toute la fatuité, le caractère tête brulée, la désinvolture excessive du mâle, tout ça d'un seul coup tombe comme les écailles des yeux du païen et Camille, d'un seul coup, voit, il se voit comme devant un miroir où il surprend son image qu'il ne reconnaît absolument pas. Il se voit dans cette mêlée absurde, il prend conscience qu'il en est le responsable principal et que ce n'est pas l'honneur des Callas qu'il s'apprête à défendre, mais l'entêtement tyrannique de son père et qu'en faisant cela, il est en train de briser stupidement le bonheur que sa sœur s'est choisi, de lui ôter, aussi, une chance unique de mariage, tout ça pour faire plaisir à son despote de père qui s'est juré de garder pour lui ses filles, son Saturne de père prêt à dévorer ses enfants plutôt que de les voir l'abandonner et alors, dans cet instant si bref qu'il ne suffit pas à Ramez Chahine pour empoigner son poignard, ni à Mitri Chéhadé pour refermer sa main sur la crosse de son revolver, dans cet instant Camille Callas choisit sa sœur contre son père et il recule devant Baz Baz, bouscule Ramez Chahine qui lâche son couteau et voici Baz Baz qui traverse le cordon, bientôt suivi par Mitri Chéhadé à qui Ramez Chahine ne peut que céder le passage, puis par Costa Zreiq à qui Sakr Chehab n'oppose plus aucune résistance et finalement les cavaliers du Kesrouane ouvrent complètement le passage et il devient clair que la guerre de Troie n'aura pas lieu.

Pages 132/132 - Il y a comme cela des passages que je trouve "magiques"
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Après la fin de non-recevoir du chef du village, Wakim tombe la veste, mobilise ses garçons, se fait aider des fils Batal et Hayek, et on refait le toit en une semaine, avec toutes les difficultés logistiques possibles- refus des habitants de prêter des instruments (on les invente en détournant d'autres de leur fonction), impossibilité de couper du bois pour les piliers et le soutènement (on en emploie de vieux et on utilise ceux ceux d'autres maisons abandonnées) -, après quoi on aide les Hayek pour leur mur et les Batal pour je ne quoi et tout va bien jusqu'au jour où arrivent les gendarmes pour le contrôle. D'après le récit le plus courant chez les Nassar, un mouchard du village attire leur attention et les voilà qui viennent en inspection, constatent les réparations et déclarent que c'est interdit.
- Vous n'avez pas à rebâtir les maisons des traîtres arméniens, déclare le chawich.
- L'hiver arrive, répond Wakim. Comment on fait, avec la pluie et la neige ?
- On se débrouille mais on ne reconstruit pas les maisons des traîtres, insiste le gars.
Et Wakim comprend de quoi il s'agit, disparaît et revient avec une magidié. Mais avant de la donner il hésite un instant, car en y repensant je me dis que ces gendarmes-là n'en sont pas réellement, ce sont les supplétifs de l'armée qui furent employés à l'extermination des Arméniens, des hommes brutaux et sans scrupule. Leur glisser une magidié pourrait bien constituer un acte humiliant et donc fatal.
Wakim hésite un instant et finit par sauter le pas, et je me suis souvent demandé s'il n'aurait pas été plus simple pour les supplétifs de faire fouiller les bannis et d'emporter tout leur argent une fois pour toutes. Mais dans ce cas l'argent aurait été considéré comme "confisqué" et donc restitué au Trésor ottoman, alors que comme ça il va dans la poche des gendarmes. Et il y va allègrement car, après voir fait la même inspection chez les Batal et les Hayek, les gendarmes reviennent la faire tous les mois, et reçoivent ainsi un véritable salaire pour cette seule affaire de toit réparé, après quoi ils feront payer aux bannis le droit d'avoir du bois pour le feu en hiver, des figues en automne ou de l'eau à n'importe quel moment de l'année, sans compter la location d'un lopin de terre ou la vente des couvertures en laine pour l'hiver, des couvertures destinées à l'origine à être distribuées. Ils monnaieront même la distribution des lettres qui arrivent du Liban....
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Et puis il y a à côté de tout ça le tissu des mille sensations de la vie et des jours, la palette infinie des menus plaisirs et des émotions de tous les instants, l'air qui a une odeur de pomme le matin, les frondaisons épaisses des arbres à la tombée du jour qui s'enfoncent dans l'obscurité tandis que la lumière s'accroche aux fruits et fait briller dans les feuillages des milliers de petits soleils couchants, la folle exaltation du parfum des fleurs d'oranger au printemps et puis le moment où il devient soudain plus sucré et plus écoeurant, le brasier bleu des jacarandas et le sang des flamboyants au mois de mai, le formidable tintamarre des cigales dans la Forêt de Pins, le ciel d'automne lavé des fades blancheurs de l'été, la neige en 1920 comme vingt ans auparavant et il y en a sur les pins, sur les mûriers, et pendant trois jours les oranges sont toutes couvertes d'un bonnet de nuit et les enfants ont des moufles. Et puis, accompagnant le cycle des saisons et ses éternelles et épuisantes beautés, il y a tout le reste, les filles qui jouent à la marelle, le bruit du buggy qui revient, les Bédouins qui apportent du lait à l'aube, Gérios qui est fier de ses courges, Hélène qui se lève et appelle une de ses filles depuis le balcon où elle est assise avec une de ses cousines, une automobile qui passe sur la route, un âne qui proteste, et puis aussi sans fin des portes qui claquent, des courants d'air qui vont et qui viennent et des éclats de voix joyeux qui sont ceux de l'un ou l'autre des enfants qui se disent des choses que l'on ne comprend pas.
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La distance entre Marsad et Ayn Chir est d'environ trois kilomètres, dont une partie est constituée par la Forêt des pins, qui marque aussi la frontière entre le vilayet de Beyrouth et le gouvernorat du Mont-Liban. Cette forêt fut plantée, paraît-il, à l'époque des premiers émirs de la Montagne pour empêcher les dunes du bord de mer de ramper vers les terres cultivées de l'intérieur, ces terres qui n'étaient autres que les oliveraies de Ayn Chir. Je ne sais si Ayn Chir est mentionnée dans les vieilles chroniques guerrières du Moyen Age, celles des croisades ou celles du règne des émirs, mais il est certain que ses oliviers noueux et au troncs creux devaient déjà porter au temps de Wakim les stigmates d'un très grand âge. Les mûriers, eux, vinrent plus tardivement, c'est-à-dire aux alentours de 1850, conformément au recyclage général de l'économie du Mont-Liban, qui s'introduisit ambitieusement dans le circuit économique mondial en produisant de la soie pour les manufactures lyonnaises. A ce moment, Ayn Chir n'est pas même un village, et ne le sera d'ailleurs jamais, mais une terre de grandes plantations, parsemée de-ci de-là de fermes isolées, pour la plupart maronites. Les chiites se sont installés à la périphérie, en bordure des dunes dont ils ont apprivoisé les terres mouvantes, et on les rencontre assez peu sur la route qui passe au milieu des vergers et des potagers. Le jour, cette route est assez fréquentée parce qu'elle est la seule qui conduit de Beyrouth à Sayda. La nuit, les hyènes venues des dunes s'en approchent dangereusement, ainsi que des maisons, et il n'est pas rare qu'on entende dans l'obscurité sonore la détonation sèche d'un fusil.
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