"Un poète, un poète lyrique surtout, ne se traduit pas" écrivait péremptoirement
Albert Thibaudet dans ses réflexions. Les perpétuels débats qu'offrent les traductions en général et de
poésie en particulier (faut-il davantage respecter le rythme ou l'esprit, le fond ou la forme, etc.) seront toujours sans fin et il n'appartient pas au lecteur de trancher. Ce même lecteur, béotien de la langue originale, éprouvera toujours une frustration à lire de la
poésie traduite. D'où la plus grande importance, par rapport au lecteur partageant la langue du poète, que revêtiront pour lui les écrits prosaïques de l'auteur. Dans ce livre, nous avons la traduction par
Philippe Jaccottet, lui-même poète et grand connaisseur de la langue allemande, d'une
correspondance qu'entretinrent deux esprits remarquables. Ces lettres donnent des clefs supplémentaires et non négligeables pour pénétrer l'oeuvre de
Rilke. Elles s'étendent sur la majeure partie de sa période de création et en l'occurrence de non-création. Car il est surprenant de lire à quel point la sécheresse poétique (dix ans pour écrire les
Elégies de Duino!) mine le moral - et le physique - de
Rilke. On se rend compte au fil des lettres, dans lesquelles il s'adresse sans contrainte à une femme qui le connait et le comprend particulièrement bien, que cette angoisse de la page blanche (quasi-légendaire dans l'imaginaire collectif et même caricaturale) n'a peut-être aucune cause particulière et est même inhérente au processus créatif de
Rilke. Tout ceci n'a rien à voir avec les nombreuses réjouissances qu'aura le lecteur à parcourir cette
correspondance, notamment les descriptions des petites choses simples dont Lou, véritable havre de paix, parsème ses lettres ; ou même, paradoxalement, quand
Rilke narre à celle-ci ses tortures morales, comme dans cette magnifique lettre sur son expérience parisienne.