Paul Beatty est un écrivain Américain, né en 1963 à Los Angeles. Il a écrit trois romans dont le dernier,
Slumberland, est le premier à être traduit en français dans la collection “Fiction & Cie” au Seuil. Disons-le tout de suite :
Slumberland est un excellent roman. Ecrivain Afro-Américain, Beatty trace un portrait sans concession du monde moderne à partir d'un questionnement sur l'identité noire. Qu'est-ce qu'être Noir ? le narrateur, Ferguson Sowell, dit DJ Darky, ne croit pas à la spécificité de la négritude. Beatty analyse sans jamais être théorique cette identité noire à travers la musique, les mécanismes sociaux et surtout le racisme, le tout faisant de
Slumberland un livre aussi sérieux que drôle et inventif.
Le roman commence à Berlin-Ouest à la fin des années 80. DJ Darky, un Afro-américain originaire de Los Angeles, réfléchit à la condition noire dans un centre de bronzage :
« Nous autres, Blacks, nous naguère éternellement dans le coup, le peuple de l'immédiateté par excellence, véritable Temps universel, sommes désormais aussi obsolètes que les outils de pierre, le vélocipède et la paille en papier, les trois roulés en un ? le Noir est maintenant officiellement humain. Tout le monde le dit, y compris les Britanniques. Et si personne n'y croit vraiment, ça n'a pas d'importance ; nous sommes aussi médiocres et banals que le reste de l'espèce. […] L'identité noire, c'est du passé, et moi, pour ma part, je ne pourrais m'en réjouir davantage, parce que désormais je suis libre d'aller au centre de bronzage si j'en ai envie, et j'en ai envie. »
Ce qui n'existe plus, c'est la culture noire. le Noir n'est plus que noir, il est un homme qui n'est pas blanc, un homme qui ne vaut tout de même pas un Blanc, comme le montre le cinéma américain qui, s'il met en scène des acteurs noirs, fait en sorte qu'ils ne soient « jamais assez futés pour déjouer les entourloupes du mec blanc ou assez sombres pour commettre des crimes vraiment ignobles. »
Même si le racisme y est omniprésent, il est tout de même plus facile d'être noir en Allemagne qu'aux Etats-Unis. A Los Angeles, en effet, être noir, c'est craindre en permanence de croiser un flic qui nous trouve une ressemblance avec « un multirécidiviste qui n'a pas été appréhendé, un type deux fois pire que Stagolee et moitié moins sympa, un Négro en cavale genre plus-un-geste-enculé-ou-je-t'explose-la-tronche qui nous ressemble comme deux gouttes d'eau. »
De Berlin, DJ Darky pose un regard lucide sur son pays. Il n'y a aucune mise en accusation, mais un constat plutôt ironique. DJ Darky se considère « comme un réfugié politico-linguistique ». L'Amérique est un pays où l'on emploie un mot pour un autre où l'on dit nonplussed (“interloqué”) pour dire “nonchalant” et où on ne parle plus que par euphémismes. Les mots ne sont plus que des coquilles vides, des signifiants sans signifiés :
« L'Amérique est perpétuellement en train de composer des formules creuses telles que keeping it real, intelligent design, hip-hop generation et first responders pour travestir le vide et la banalité. »
DJ Darky lutte contre cela, ayant gardé pour seul correspondant, le responsable éditorial d'un dictionnaire auquel il propose des mots (« lutter contre la répression linguistique ») hélas refusés pour la plupart, comme celui auquel il tenant tant : “phonographic memory”. Parce que la particularité de DJ Darky est d'avoir une mémoire phonographique exceptionnelle. Il retient tous les sons qu'il entend. Les chansons, bien sûr, mais même les bruits les plus anodins comme le son que fait telle ou telle pièce de monnaie lorsqu'elle tombe sur tel ou tel sol…
C'est d'ailleurs ce don exceptionnel qui lui a permis de devenir DJ. Dans le premier chapitre, DJ Darky, dans sa cabine de bronzage, se souvient de son parcours, des aléas burlesques qui, dans une Amérique encore profondément raciste, ont conduit ce brillant étudiant en mathématiques à devenir DJ. Mais, ce qui l'a amené à Berlin, c'est la création d'un beat presque parfait. Pour qu'il devienne une « Joconde sonique », il lui manque un p'tit truc. Voilà ce que lui annoncent ses potes de son collectif musical, les Beard Scratchers (ainsi nommés parce qu'ils se grattent tous la barbe quand ils réfléchissent, sauf DJ Uhuru bien entendu car c'est une femme). Tous, DJ You Can Call Me Ray Or You Can Call Me Jay But Ya Doesn't Have To Call Me Johnson, DJ Uhuru, DJ Umbra, DJ Skillanator, DJ So So Deaf et DJ Close-n-Play sont d'accord : même si Bitch Please, une rappeuse, est prête à lui acheter 50 000 $ son beat, il faudrait le faire ratifier par un grand musicien, comme Mick Jagger avait ratifié en son temps You're so vain de Carly Simon en chantant dans les choeurs. Une seule personne pourrait apporter la touche manquante : Charles Stone, surnommé le Schwa, un jazzman avant-gardiste :
« Pour nous, le Schwa est le break beat ultime. le boum bip. le ou-ii oo ah ah ting tang walla walla bing bang. le om. Il est dans Pagliacci le moment où le putain de clown se met à chialer. […] La musique du Schwa, c'est l'anarchie. C'est la Somalie. C'est le bureau de la préfecture qui délivre les cartes grises. C'est la tignasse d'
Albert Einstein. »
Le problème est que le Schwa a disparu depuis plus de vingt ans et personne ne sait où il se trouve… Les recherches ont à peine commencé qu'une enveloppe attend DJ Darky au studio d'enregistrement où il compose avec la plus grande application des BO de films pornographiques. Expédiée du
Slumberland bar de Berlin, l'enveloppe contient une vidéo, celle d'un homme baisant une poule sur une musique inédite de… Charles Stones ! Il n'y a donc aucun doute : un inconnu le met sur la piste du Schwa. Il parvient à se faire embaucher par le
Slumberland bar comme « son-melier », c'est-à-dire « caviste pour juke-box » et il s'envole vers la R.F.A.
A peine arrivé, DJ Darky se rend compte qu'il ne sait même pas à quoi ressemble le Schwa, celui-ci ne s'étant jamais laisser prendre en photo. Il se peut même qu'il soit blanc ou qu'il soit mort. Si ce n'est pas le cas, il passera au
Slumberland qui est le lieu de rendez-vous de tous les Noirs de Berlin. Il n'y a plus qu'à attendre... et à se concentrer sur son boulot : la musique du juke-box :
« Je bus ma bière à petites gorgées et me posai la question que tout grand artiste, imaginais-je, se pose avant de se lancer dans le processus de création : “Y a-t-il un dieu ?” Je pesai le pour (le surf hawaïen, je jus de raison Welch, les koalas, les Levi's usés jusqu'à la corde de mi, la beuh northern light, les breaks Volvo, les femmes avec appareil dentaire, les Rocheuses canadiennes, Godard, les ballons Nerf, le sourire de Shirley Chisholm, les ouvertures de comptes gratuites, et
Woody Allen) et le contre (les mouches, l'Alabama, la religion, les chihuahuas, les gens qui ont un chihuahua, la cuisine de ma mère, les turbulences en avion, LL Cool J, les lundis, putain ce que le paradis doit être chiant, et
Woody Allen), moins pour démontrer ou réfuter l'existence d'un Tout-Puissant impuissant que pour lancer mon mécanisme mental de plus en plus éméché dans une jacasserie telle qu'une idée pût en jaillir sans que j'y prenne garde. Au bout d'une vingtaine de minutes de cette salade, j'étais aussi près que n'importe quel titulaire d'un DEUG en bibliothéconomie de la réfutation de l'existence de Dieu, mais n'avais pas avancé d'un pouce en matière de programmation du juke-box. Tel est le lot de l'athéologien amateur et néanmoins sonmelier professionnel. »
Le déclic va venir grâce à un gamin traçant avec son doigt sur la buée de la vitrine du bar « Ausländer raus ! ». DJ Darky écoute, fasciné, le bruit du doigt contre la vitre, sort, rattrape le gamin qui s'enfuyait de peur de prendre une dérouillée et l'oblige à finir son inscription : il reconnaît alors dans le crissement un do mineur et plus précisément celui du « sax ténor d'Oliver Nelson dans Stolen Moments. J'avais trouvé mon premier morceau pour le juke-box. » Il remercie le môme terrorisé et le laisser filer.
La suite ici : http://bartlebylesyeuxouverts.blogspot.com/2009/09/musik-uber-alles-paul-beatty.html
Lien :
http://bartlebylesyeuxouvert..