« Derrière les masques il y a donc encore des masques, et le plus caché, c'est encore une cachette, à l'infini. Pas d'autre illusion que celle de démasquer quelque chose ou quelqu'un ».
« Le masque se trouve être la vérité du nu ».
La question qui importe désormais c'est : qu'est ce qui force à penser ? ou qu'est-ce qui fait la différence ?
PROLOGUE. Deleuze et anti-Deleuze.
On commence par tourner autour des deux mots répétition et généralité. Ils évoquent deux manières de comprendre un ensemble d'éléments.
La généralité a la puissance
logique du concept de son côté, dans la compréhension de
Leibniz. (Blocage
logique d'un concept qui n'a qu'une seule chose) ; à noter dans ce livre, une grande proximité avec les mathématiques.
La répétition comprend des éléments dont la différence ne peut pas s'expliquer selon cette
logique, mais qui exprime la puissance de quelque chose qui insiste, et la différence en train de se faire. Pour l'illustrer, on peut déjà évoquer la répétition des mots et la puissance du langage. (Cas de blocage naturel du concept)
Deleuze tente de créer des concepts, mais selon une autre
logique, pour comprendre précisément en quoi consiste l'expérience de la création. Il faut donc être attentif à la fois à ce qu'il dit et à ce qu'il fait. La création est entendue dans un sens large : création de concepts en philosophie, création artistique, etc…
Deleuze m'est apparu d'abord comme une éponge qui absorbe amoureusement tous les jus philosophiques. C'est tout le charme de sa philosophie de dire oui à l'existence sans chercher d'abord l'opposition. Il chante haut et fort avec
Nietzsche, l'hymne de l'éternel retour, avec Dun Scott, l'univocité de l'être, etc…
Il trouve « l'anti-platonisme », mais dans le platonisme lui-même. Il repère les moments d'anti-kantisme dans le kantisme, etc… Et si on suit ce process, il faut s'attendre à trouver un univers anti-Deleuzien dans le système Deleuzien.
L'opposition est cependant marquée avec
Aristote et
Descartes, parce qu'ils représentent, avec une fidélité supposée sans failles, ces philosophies de la représentation, de la puissance
logique du concept.
Cette opposition est en fait le moment, où les facultés de la conscience vont être systématiquement répudiées ou reléguées au second plan, au nom de l'inconscient tout puissant.
Et c'est dans ces oppositions, qu'on peut trouver une différence plus profonde, et un écart entre ce que Deleuze dit et ce qu'il fait. « L'opposition ne nous renseigne nullement sur la nature de ce qui est censé s'opposer ». « Les problèmes échappent par nature à la conscience, il appartient à la conscience d'être une fausse conscience ».
Le thème de prédilection de la philosophie de la différence c'est la différence entre l'homme et l'animal en général. Voyons donc ce qui se passe autour de
Aristote,
Descartes et Deleuze. Je propose un commentaire en 3 actes, suivis d'un épilogue.
ACTE 1 : Qui croit encore en cette antique définition de l'être humain ? : l'homme est un animal (genre) qui a la capacité de raisonner (différence)…
Si on appelle cela un spécisme (philosophique), alors le livre de Deleuze apparait comme un anti-spécisme, ou une manière de penser la différence sans chercher à se rassurer derrière le gros mythe de la grosse espèce.
Deleuze, l'éponge rebelle, ne veut surtout pas être pris pour une « belle âme ». Il se dit nomade, et non sédentaire. « Remplir un espace, se partager en lui, est très différent de partager l'espace ».
« Lui », c'est aussi l'Etre univoque : « il se dit, en un seul et même sens, de toutes ses différences individuantes ». Et l'espace partagé, c'est le monde de la représentation, des catégories, genres, espèces.
Ce qui intéresse Deleuze c'est ce qui agit dans les individus, « comme transcendantal, comme principe plastique, anarchique et nomade, contemporain du processus d'individuation ».
La différence se distribue dans un espace qui devient le monde théâtral de la répétition. Cet espace n'est alors rempli que de signes et de masques. Pour le figurer, Deleuze nous invite à lire la fin « grandiose » du Sophiste où est démontrée l'impossibilité de distinguer le « simulacre » (le songe, l'ombre, le reflet, la peinture), de l'original ou du modèle.
Ce théâtre de la répétition, ou ce complexe inconscient, a le secret de nos enchaînements et de nos libérations. « On ne répète pas parce qu'on refoule, mais on refoule parce qu'on répète ». En résumé, « la roue dans l'éternel retour est à la fois production de la répétition à partir de la différence, et sélection de la différence à partir de la répétition. »
Ou comme le résume
David Lapoujade*, seul sera retenu, car seul revient, ce qui affirme ou exprime la différence. L'éternel retour ou l'instinct de mort, fait mourir l'identique, le Même et l'Un. (*
Deleuze, les mouvements aberrants).
Après le domaine de la « répétition spirituelle », on revient à la « répétition matérielle ».
En tant qu'animal en général, il est dit que nous sommes une somme d'organes qui sont autant d' « âmes contemplatives » dont tout le rôle est de contracter l'habitude, « dans sa pleine généralité » ; c'est-à-dire « soutirer une différence à la répétition ». « Nous sommes nos mille habitudes composantes, formant en nous autant de moi superstitieux et contemplatifs, autant de prétendants et de satisfactions. »
« Finalement, on n'est que ce qu'on a, c'est par un avoir que l'être se forme ici, ou que le moi passif est ». Et en même, on est toutes nos différences individuantes.
ACTE 2. « Je pense donc je suis », comme chacun est supposé le savoir.
Après
Aristote,
Descartes exprime un autre genre de présupposé, « enveloppé dans un sentiment au lieu de l'être dans un concept ».
« Or voilà que des cris surgissent, isolés et passionnés. Comment ne seraient-ils pas isolés puisqu'ils nient que tout le monde sache ? ».
Notre Deleuze de mauvaise volonté, dénonce le présupposé implicite qui se trouve dans le « sens commun
logique », le bon sens, ou le principe du « clair et distinct », cette pensée en affinité avec le vrai.
Le bon sens se fonde sur la première synthèse du temps, celle de l'habitude. Il va du passé au futur, comme du particulier au général.
(Je relirais autrement
Isabelle Stengers au sujet de ses « ruminations du sens commun »)
La philosophie de
Descartes, est présentée de manière exemplaire, comme « le quadruple carcan du monde de la représentation, où, seul peut être pensé comme différent ce qui est identique, semblable, analogue et opposé ».
Deleuze rappelle, entre le Je pense et le Je suis, la césure qui ordonne l'avant et l'après. « Une fêlure dans le Je, une passivité dans le moi. voilà ce que signifie le temps » ; le temps comme « dégradation de l'éternité ».
« Le Je est la qualité de l'homme en tant qu'espèce » nous dit-il (page 330) ; et en même temps, c'est l'unicité et l'identité de la substance divine, qui « garantit » le Moi comme le Je, un et identique.
Nietzsche l'affirmera sans détour ; mais
Kant aussi, un bref instant soustrait au devoir moral, a montré la façon dont « la mort spéculative de Dieu » entraine la fêlure du Je.
D'où on comprend, qu'il ne reste plus de qualité propre à l'homme, en tant qu'espèce, en dehors de celle qu'il trouve en Dieu.
ACTE 3. Encore, et toujours la même chanson : « je ne suis pas un animal ».
La messe est dite ; malheureusement, Deleuze ne peut pas s'empêcher de chanter la vieille rengaine. Exemple : « la bêtise comme bestialité proprement humaine ». Alors que « l'animal est garanti par des formes spécifiques qui l'empêchent d'être bête ».
Or, on vient de voir que le seul garant dans cette histoire, c'est l'unité de Dieu lui-même ; celle qui apparaît justement dans l'identité et la simplicité du Je ; mais la fêlure du Je nous a rappelé la fragilité de cette garantie. C'est dire à quel point les propositions qui précèdent sur l'exceptionnalité humaine ont déjà perdu toute crédibilité.
Et pourtant, les propositions de ce genre se répètent jusqu'au bout du livre (et au-delà) : « Le problème comparé de la sexualité animale et de la sexualité humaine consiste à chercher comment la sexualité cesse d'être une fonction et rompt ses attaches avec la reproduction. ». etc…
On ne sait pas quel problème caché insiste à travers cette répétition stéréotypée. On entend seulement que l'animal, hors du règne humain, doit rester en dehors de toute cette philosophie : sans fêlure, sans bêtise, pris dans le carcan de son espèce, hors du champ d'individuation. J'ai cru lire la bible : l'animal créé selon son espèce versus l'homme créé à l'image de Dieu.
À la fin, Deleuze ne fait même plus la différence entre le fixisme et la théorie de l'évolution, qui est décidément la bête noire de nombreux philosophes. Sa prière pour la « réconciliation » satisfera de nombreux croyants ; ce serait son côté assertif.
C'est bête, mais le théo et la
logique me semblent faits l'un pour l'autre. Laissons Deleuze poursuivre : « la
logique est une instance transcendantale » et «
Leibniz seul s'était approché des conditions d'une
logique de la pensée ».
C'est vraiment difficile, et il faudrait déjà commencer par les gammes. Pour ça, les cours sur webdeleuze sont parfaits ; sauf ses leçons de mathématiques que je ne trouve pas très convaincantes.
Leibniz aurait approché le « vrai mouvement de la pensée », et en même temps, il l'aurait « trahi au maximum ». Mais il faut bien que le Moi deleuzien qui prétend enfin approcher du « vrai », ait aussi sa garantie, sa monade des monades. Ce serait l'assurance d'une divine complication, la meilleure possible.
Finalement, voici la
logique remaniée : « la pensée ne pense qu'à partir d'un inconscient, et pense cet inconscient dans l'exercice transcendant. ». (Au-delà du possible).
On ne sera pas surpris de croiser ici
Lacan, « le logicien de l'inconscient » ; et on sait qu'il a lui aussi prêché sa formule sur l'exceptionnalité humaine ; c'est lassant, mais la formule en question nous rappelle le thème du masque derrière le masque : l'animal serait incapable de « feindre la feinte ».
On a vu que les choses douteuses ne forcent pas nos logiciens à penser car ils sont de mauvaise volonté et ces choses « présupposent la bonne volonté du penseur ». Mais les paradoxes devraient les y forcer ; ils fourmillent dans ce livre.
Et pourtant, rien ne force Deleuze à penser que les animaux pensent, hors du règne humain ; les animaux souffrent sans se poser de questions.
La souffrance animale devenait embarrassante (J. Bentham) ; elle ne l'est plus.
On pouvait être frappé par la sensibilité mobilisée dans le fait de former des habitudes (J. Dewey) ; s'est-elle évaporée ?
Entre l'homme raisonnable et l'homme affligé d'une bêtise humaine, c'est toujours la même chanson. Mais maintenant il feint l'impuissance ; ce que font tous les animaux. (Tant qu'ils vivent)
Qu'est-ce qu'il aurait à voir, avec la 6ieme extinction de masse, ce pauvre homme, « au Je et au Moi minés », à la « plate conscience », objet du « ciel » de son inconscient ?
Et sans doute, Deleuze s'oppose t'il frontalement à
Sartre, pour qui l'inconscient a été la « mauvaise foi » personnifiée, ou l'excuse. Si on veut, il y a des beaux thèmes de dissertation : l'inconscient peut-il servir d'excuse ? Ou bien même : l'opposition conscient vs inconscient fait-elle encore du sens ?
Deleuze, à l'affût de la nouvelle révolution copernicienne, tente un retourné acrobatique : « La bêtise (non pas l'erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser. »
EPILOGUE. J'imagine un numéro de masques du Sichuan pour ouvrir cet épilogue : un masque derrière un masque…
C'est un peu comme l'idée de la puissance de l'idée : une idée de l'idée. « C'est l'excès de l'Idée qui explique le défaut du concept ». Elle est « différentielle de la pensée ». Je pense que je pense…
Mais on peut se demander ce que devient la machine à penser dans le chaosmos. Que devient-on dans ce sans fond de la pensée ?
Deleuze s'est passionné pour le calcul différentiel, et pour bien d'autres sujets, mais la fatigue le guette : « ce moment où l'âme ne peut plus contracter ce qu'elle contemple ». Et si ce n'est pas la fatigue, « il semble qu'on ne puisse pas échapper à un devenir-fou ». Nécessairement « solitaire et solipsiste », on est entre la vie et une petite mort.
Pris dans le « mouvement terrible de la pensée », avec ces idées qui « fourmillent dans la fêlure », les seules conditions viables sont celles d'un « sujet larvaire » ; à l'image de l'embryon qui est la seule forme capable de supporter des « métamorphoses intenses », qui déchireraient n'importe quel individu adulte. Mais c'est déjà un « pur individu ».
Or, face à l'objet de l'idée, c'est-à-dire face à un problème, que nous dit cet individu ? Il nous renvoie à la « société » : elle a ce qu'elle « mérite ». « La solution est toujours celle qu'une société mérite, engendre, en fonction de la manière dont elle a su poser, dans ses relations réelles, les problèmes qui se posent en elle et à elle dans les rapports différentiels qu'elle incarne. »
Il y a matière à réfléchir, mais comme engagement politique, ça reste en effet larvaire. Ce qui pose la délicate question du passage à l'expérience actuelle (ou comme dirait un.e coach, c'est la question de l'incarnation de ses valeurs). Au fond, la philosophie de Deleuze est-elle un cri ou une chanson ?
Encore une image chinoise : le non-agir (taoïsme), WuWei, 无为. À tous les niveaux, dans ce livre il y a une subtile dynamique du passif en même temps actif, une « passivité constituante », une « contemplation contractante ». Il faudra prolonger cette lecture et la rencontre avec Deleuze, pour comprendre le devenir du sujet larvaire, le devenir-minoritaire. (Voir Mille Plateaux)
Concrètement, ce qu'il fait, c'est créer des concepts, comme on crée des
oeuvres dans les domaines artistiques. Pour les concepts des philosophes, comme pour des peintures originales, il serait donc dénué de sens de les opposer ou les identifier.
Dans ce livre, on explore le concept de « differen.t/c.iation », ou le délicat passage de l'Idée à son actualisation, ou du virtuel à l'actuel. (A ce sujet, on peut lire Étienne Souriau, comme
Isabelle Stengers nous y invite, mais sans chercher l'affinité).
« L'empirisme transcendantal » de Deleuze est une autre manière d'exprimer ce concept. Il a pris très au sérieux l'art de poser les problèmes, en proposant un certain genre d'expérience de pensée au niveau de l'existence problématique, ou un « exercice transcendant de la sensibilité », c'est-à-dire hors de la simple expérience. « L'empirisme, c'est le mysticisme du concept »…
Pour terminer ce commentaire, je vais supposer quelque chose sur la folie de
Nietzsche. Un article de presse relate quelques informations. Tout aurait démarré après avoir assisté à une scène à Turin, où on avait violemment fouetté un cheval. Plus tard, il dit à sa mère « Vois en moi le tyran de Turin ! ».
Je crois qu'il s'est effondré d'un coup, après avoir réalisé qu'il était un animal sans exception ; absolument sans exception ; et que si un homme ne peut pas souffrir sans se poser de question, alors le cheval à Turin et tous les animaux maltraités avant lui ne pouvaient pas souffrir sans se poser de question.