C'est dommage que dévadé ait un style si maniéré, parce que dans le fond, tout le reste est génial. C'est dommage parce que je suis un fervent admirateur de
Réjean Ducharme, mais là, il pousse la chansonnette un peu trop loin. Un peu comme dans les derniers livres de
Beckett,
pas à ce point, mais l'engrenage est mis en marche. C'est le plaisir/désir de faire des rimes, des mots qui sautillent, qui fendillent ou qui frétillent, qui ont la malencontreuse conséquence de fragmenter le récit et de le faire bégayer. Il suffit de lire à haute voix pour s'en rendre compte. C'est surement dû à l'époque, fin des années 80, où la tempête déconstructiviste frappait encore, du bout de la queue.
Ce désagrément de lecture, qui fait qu'on ne lit
pas ce livre d'une traite, peut être défendu en disant que ces effets de style sont les lubies du personnage principal, que c'est lui qui vrille sur la glace avec la vieille Oldsmobile, saoul, sans casque ni pantalon, et par conséquent, la forme est cohérence avec ce personnage haut en couleur. Peut-être. Mais c'est dommage parce que ce Pierre Lafond, au fond, la pierre au fond du lac, que tout le monde appelle Bottom, est un personnage hors du commun, avec de la répartie aux kilomètres, capable de retourner toutes les balles qu'on lui lance, son malheur est inébranlable et il y tient.
Derrières cette virtuosité renversante, Ducharme nous peint des personnages touchants, les poches pleine de contradictions. Tu m'aimes - tu m'aimes
pas - tu m'aimes
pas comme je t'aime - pardon, on dit plutôt je t'aide comme tu m'aides.
On pourrait voir cette histoire comme une sorte de triangle amoureux où Bottom se trouverait à l'extérieur, courant d'une femme à l'autre, avec l'espoir de recevoir un peu de tendresse. le problème pour Bottom, c'est que lorsque la tendresse arrive, s'approche, il ne peut s'empêcher de l'éviter, parce que ça peut faire mal la tendresse : quand elle s'en va, elle ne revient
pas. Pour cette raison, Bottom ne peut s'empêcher de blesser, de fuir avec l'Oldsmobile pour avaler ses 6 bières quotidiennes. Pourquoi 6 ? parce qu'il n'en supporte
pas tant ! Ça y est, on comprend, Bottom aime entretenir des relations torturées, il y tient, comme ceux qui aime leur steak saignant. Bottom a aussi la manie de parler au téléphone. Quand il est chez l'une, il appelle l'autre, et vise-et-versa. La troisième est là lorsque la ligne est occupée, c'est Nicole le pot de colle, qui a toujours la porte ouverte. Elle se laisse si facilement amadouer cette Nicole, par tout le monde, sauf par lui, elle lui résiste, ce sera trop facile. Pauvre Bottom, qui court d'une à l'autre, avec l'espoir du désespoir.
Au final, c'est peut-être mieux comme ça, que dévadé ne lise
pas d'une traite, on est heureux de retrouver soir après soir ce Bottom qui semble dire que c'est seulement quand on souffre vraiment qu'on sait qu'on est bien en vie.