le point de départ est idyllique. Une croisière luxueuse sur un fleuve africain, dans laquelle le narrateur, caméraman chargé d'un reportage dans une réserve, côtoie du beau monde venu de tous les horizons. On songe vite à une version moderne de la « Nef des fous » ou de la « Nef de Pierre », car le bateau est présenté comme une allégorie du monde : « tout venait peut-être de basculer quelque part dans l'ordre des choses éternelles, l'éternel ordonnancement du monde, avec vacanciers et pays de vacances, destinations de rêve, prospectus, guides touristiques et prix promotionnels ». Nef des fous, car la joyeuse insouciance de ceux qui ont voulu ignorer la misère et les dangers du monde va être durement punie. Nef de Pierre, car elle est guidée par un équipage en lien direct avec les réalités extérieures, par des messages radiophoniques dans une langue inconnue des passagers. La confrontation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent rien entretient la tension narrative et nourrit l'inquiétude des passagers.
Comme le yin naît au coeur même du yang, ce qui se passe semble d'abord une manière de pimenter la croisière. de jeunes femmes montent à bord du navire. Prostituées de luxe ? Passagères clandestines ? Réfugiées ? La mort de l'une d'elles sert de déclencheur. Sur la rive, le pays est entré en rébellion, et les étapes successives du bateau sont inaccessibles ; bientôt, il est lui-même pris en otage par une armée de jeunes gars aussi désorientés que les passagers. Commence alors une inquiétante errance sur le long fleuve jadis tranquille. Comme je descendais les fleuves impassibles... On songe aussi au bateau ivre, bien sûr, lorsque les peaux-rouges criards embarquent sur le rafiot.
Les réactions sont d'abord à la dimension des personnages et de leur folie civilisée. Alors que les vies sont menacées, un passager pose la question dérisoire du remboursement, tandis qu'un petit homme aux airs de comptable ou de rabbin sourcilleux brandit un contrat d'assurance-voyage. le monde occidental à la dérive se réfugie derrière ses papiers. Mais derrière l'assurance de ceux qui ont le droit pour eux, ce sont les peurs que l'on déchiffre. L'éclatement de la bulle luxueuse dans laquelle ils vivent met les hommes à nu, les consciences à vif. D'autres personnages émergent derrière les masques. Naginpaul, l'écrivain, profère de la littérature, prend des poses histrioniques, Dasqueneuil récrimine contre ces « autochtones » embarqués sans billet, une jeune étudiante s'inquiète de la santé du vieux professeur qu'elle accompagne dans un pèlerinage rituel...
Mais déjà les frontières de la vieille réalité s'estompent. « la ligne imprécise qui nous sépare encore les uns des autres, nous sépare Blancs et Noirs, hommes et peuples blancs, noirs, au contact de la mort », la ligne d'ignorance, de mépris, d'indifférence, s'efface peu à peu. L'amitié qui se noue entre le narrateur et Louis, le voyageur noir qui comprend la langue du pays ; l'importance que les guérilleros lui accordent en le prenant pour un journaliste capable d'immortaliser leur révolte ; la folie du grand écrivain délabré, qui répond en écho à celle des révoltés... tout cela tisse peu à peu des liens entre les deux mondes.
Car le monde et sa mise en parole sont intimement liés. Une des clés du récit réside peut-être dans les livres de Naginpaul, rapidement évoqués par Louis : « chaque roman est un monde presque réel mais pas tout à fait réel ». L'un d'eux décrit un pays où les hommes ont perdu la langue, non pas la langue utile, mais quelque chose dans la langue qui ne se voit pas, mais qui n'est plus là. Ils font des listes de mots, dressent des cartes, errent sans savoir ce qu'ils cherchent - le monde s'est échappé avec leur langue.
N'est-ce pas ce qui est arrivé à la mémoire de l'Afrique ? Elimane Ba, le meneur de cette insurrection à la fois sanglante et poétique, soutient son peuple par ses discours, et par les mythes qui s'incarnent lorsqu'il raconte le fleuve : « tous les rêves étaient adossés au fleuve » lorsque l'homme blanc est arrivé sur un bateau à aube. Dans une main il tenait l'arme et dans l'autre le cadeau : « il a planté l'esprit blanc dans la pensée des hommes du fleuve, et quelque chose s'est mis à changer. Que peut-on faire contre un esprit quand il s'est introduit dans la pensée ? Est-ce que l'on peut ruser avec sa propre pensée ? » Cette question, peut-être faudra-t-il que nous nous la posions aussi un jour.
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Quand les Blancs sont arrivés ici, les pères de nos pères adoraient le fleuve et le fleuve leur donnait en retour toute leur subsistance, il leur procurait les poissons, les oiseaux, les animaux qui venaient boire, l’eau en abondance pour irriguer les champs, et aussi les génies, les esprits des eaux qui passent, les histoires et les légendes, dans le monde des pères de nos pères le fleuve était un arbre de vie dont les racines s’enfonçaient dans la montagne et dont le ciel était l’océan, que l’on n’avait jamais vu, que l’on ne verrait jamais mais que l’on entendait respirer au fond du grondement des eaux, sous les paupières de nos pères tous les dieux vivaient sous la prééminence du dieu du fleuve, qui change de peau à chaque seconde pour mourir et renaître, tous les rêves étaient adossés au fleuve, c’est là où l’on conduisait les malades pour la consolation, les morts pour la purification dernière et les nouveau-nés afin de leur ouvrir les yeux au grand vide de la vie commençante, puis un jour l’homme blanc est arrivé sur un bateau à aube avec une main qui tient l’arme et une autre le cadeau, il a planté l’esprit blanc dans la pensée des hommes du fleuve, et quelque chose s’est mis à changer.
Rêve du Katarina toujours, rêve d’y avoir oublié quelque chose, oublié Louis, rêve d’être enfermé dans une cabine alors que le feu gagne, rêve d’être poursuivi dans les coursives par de jeunes guerriers fous, agiles aux survêts imprimés OPIUM, NIKE, COKE, ARMANI, Ismaïl jouait de la Kora, Khadim Kanté était un tout petit enfant, je porte un tout petit enfant nommé Khadim, une voix disait, j’entendais toujours cette voix : on attendra les eaux basses pour visiter les cales du Katarina…
Toute la vie se resserrait dans ces moment-là puis s’assombrissant peu à peu il se mettait à parler de l’Afrique qui jouait en pleine clarté, en pleine cruauté, disait-il, ce qui se tramait à l’ombre de nos sociétés occidentales : la lutte des riches et des pauvres, des cyniques et des idéalistes, des offenseurs et des humiliés… Guerres larvées, guerres souterraines, guerres de mots et de déclarations qui éclataient ici en pleine lumière
Je n’ai jamais su d’ailleurs jusqu’où il se jouait cette comédie des citations, il les produisait en toute occasion d’un ton inspiré, prophétique, comme si la littérature avait tout vu, tout dit, tout prévu, que le réel n’était à ses yeux qu’un misérable décalque de la littérature.
Et même s’ils avaient cessé leurs va-et-vient sur la coursive, nous n’osions laisser la porte entrouverte, à cause de cette joie noire, flambeuse, forcément débordante, et l’idée qu’ils étaient ivres, qu’ivres ils devenaient capables de tout.
Elles ont accompli l’office des embaumeuses..., François Emmanuel
lu par l'auteur