La fermeture /
Alphonse Boudard
le 13 avril 1946 était annoncée à l'Assemblée Nationale la fermeture prochaine échelonnée des maisons dites de tolérance appelées encore maisons closes, et ce sur l'ensemble du territoire français.
La proposition de
Marthe Richard qui n'était même pas députée mais simple conseillère municipale à la mairie de Paris fut retenue, son passé d'
espionne (ou pas ) fringante, de pseudo agent double et d'héroïne mythomane au cours de la Première Guerre Mondiale
lui assurant un prestige peut-être usurpé mais en tout cas hautement respecté. Pourfendeuse de vice, de souteneurs et de taulières, elle assura ainsi par une opération de haute vertu la perpétuation de son nom à tout jamais, telle une ombre tutélaire, dans « la loi
Marthe Richard. » Pour la petite histoire, il est à noter que ce jour là, les bancs de l'Assemblée étaient quasiment déserts, ce qui fait dire à l'auteur que les lois n'intéressent pas vraiment les représentants du peuple qui ne pensent qu'à être réélus. Rien n'a changé semble – t-il de nos jours!
C'est alors que Pierre Marc Orlan s'écriait : « C'est la base d'une civilisation millénaire qui s'écroule ! »
Emboîtant le pas,
Alphonse Boudard décida plus tard de faire oeuvre d'historien des moeurs et de retracer le rôle de la prostitution à travers les âges. Son talent d'écrivain nous offre ici un tableau passionnant et drôle de cette civilisation du sexe, avec sa truculence, sa gouaille et sa verve admirablement alimentés par un vocabulaire d'une rare richesse. Et puis suit une étude documentée de la personnalité de
Marthe Richard.
À chacun son rôle dans ces tranches de vie allant de l'âge de pierre à la fin de la IIIe République, le maquereau, la pute et le flic et même le flic souteneur.
Avant la loi
Marthe Richard, Les bourdeaux ou encore « bordeaux » jouaient un rôle de première importance dans la société bourgeoise.
« Temple de la sexualité à une époque où le mariage était sacré, ça permettait aux messieurs d'aller se déborder l'inconscient et de réaliser leurs fantasmes, aux jeunes gens de s'éduquer, aux militaires de se changer de l'atmosphère fétide de la chambrée. Les bordeaux participaient d'un ordre social très solide… » Même s'il arrivait quotidiennement dans certains claques que les filles assumassent soixante dix passes !!
D'après les spécialistes, la retape est un phénomène urbain : dans l'histoire on commence à en parler avec l'
apparition des villes et de leurs trottoirs. Un des fondateurs connus fut sans conteste Solon d'Athènes au Ve siècle avant
Jésus Christ : en ouvrant les « temples d'
amour » appelé à l'époque « dictérions », et en codifiant la prostitution, il inaugurait nos lupanars et passait
lui aussi à la postérité. Il y avait plusieurs classes et Boudard nous décrit cela de façon imagée : « Dans les boxons de classe moyenne, les nanas se fardent, se toilettent…Il s'agit d'aguicher le micheton pour qu'il trique sous son péplum et envoie ses drachmes… » Ainsi défilèrent dans ces dictérions des célébrités telles que Périclès, Alcibiade, Praxitèle. le dieu Pan était de toutes les orgies et étaient vénéré dans tous les dictérions, tandis que les hétaïres faisaient ouvertement partie de l'ordre social.
Chez les Romains, le lupanar n'était plus un lieu sacré mais Priape restait un dieu. Les filles étaient pour la plupart des esclaves comme chez le Grecs, esclaves privilégiées si l'on peut dire.
Comme dit Boudard, « Arrive le christianisme et bien sûr il va foutre la m… et faire de l'
amour un péché, convertir les empereurs et rendre la prostitution clandestine ! »
Je passe sur le rôle du christianisme et au cours des âges sur le réalisme et l'opportunisme des curés qui peu à peu ferment les yeux et absolvent les filles publiques. Passons aussi sur les harems des rois mérovingiens et des évêques ! L'église primitive et sa rigueur sont bien loin…
Puis il y eut la Cour des Miracles à Paris, un ghetto où se côtoyaient les ribaudes ; les vagabonds, les brigands et les proxénètes qu'on appelait alors les « maquignons », qui a donné le surnom de « maques » puis « maquereaux » et autres noms de poissons tels que barbeaux, ou harengs aux truands souteneurs. Pendant le même temps le vocabulaire se rapportant aux filles qui font péché de leur corps fleurissait également : bagasses, folieuses, friquenelles, gourgandines, grues, maraudes …etc.
François Villon nous a décrit ce monde dans de très beaux poèmes que l'on étudie pas à l'école… hélas ? !
Peu à peu la paillardise s'engouffre jusque dans la crypte des églises ce qui conduit certains à appeler les lieux de passes « les abbayes » dont la taulière est l'abbesse !
Henri IV fut un grand adorateur du beau sexe et il redonna le droit aux filles de joie d'exercer leur métier alors que la Réforme sévissait pour aller en sens inverse. Pendant ce temps les papes en Italie s'en donnait à coeur joie tant Sixte IV qu'Alexandre Borgia laissant s'installer dans leur palais les catins et les maquerelles.
Au Grand Siècle, les cagnards sont officiellement interdits, mais dans les faits tolérés. Au siècle des Lumières, on tolère toute débauche pourvu qu'elle ne trouble pas l'ordre public et l'existence des honnêtes gens. À la Révolution, les Temples de Vénus deviennent des bobinards sous le contrôle des municipalités jusqu'au moment de la Terreur qui voit la guillotine oeuvrer cruellement parmi les filles de rues. Plus tard le Directoire voit les belles dames montrer leurs seins sans vergogne. La IIIe République est l'âge d'or de la tolérance. Les peintres sont aux premieres loges pour participer et Toulouse Lautrec produit alors ses plus belles oeuvres.
Quelques écrivains se sont intéressés aux claques comme
Flaubert et d'autres même y ont passé du bon temps comme
Guy de Maupassant ou
Edmond de Goncourt qui en ont fait le pivot de certaines de leurs
oeuvres. La Maison Tellier de
Maupassant constitue un témoignage incomparable sur la maison de style provincial.
La suite de ce livre de 400 pages relate les expériences de célèbres maques que l'auteur a connus, tel le Bel Armand qui fit fortune en Amérique du sud avec des filles françaises. Jusque dans les années 30, les ruffians français ont tenu le haut du paveton sur le marché du sexe dans cette partie du monde. Chez Marianne, à Buenos Ayres fut une affiche réputée et on pouvait y admirer un superbe bonnet phrygien avec une cocarde tricolore.
1935 fut l'âge d'or des bobinards. L'auteur nous en fait une relation documentée et détaillée. Et jusqu'en 1954, la tolérance fit que les peines pour proxénétisme étaient accessoires, les maques devenant vite des moyens d'investigation au pays de la truanderie pour les flics, les tauliers s'avérant d'excellents indics. Les tenancières menaient leur affaire avec le sérieux d'une véritable Mère supérieure de couvent.
En 1942, la France était exsangue et on y crevait de faim ; on mourrait sous les bombes…Mais rue de Provence au 122, on sablait le champagne, on se gavait au caviar et au foie gras ; on ripaillait sans vergogne…Les Allemands payaient au prix fort le service et l'après service…
1944 : plus la Libération approche, plus les résistants sont nombreux !
Les maisons de passes n'étaient jamais tenues par un homme, mais l'homme n'était jamais bien loin. Un florilège d'anecdotes illustrent bien cette société, comme celle d'un homme d'église héritant d'une maison close, couché sur
le testament de la défunte mère maquerelle. Fut-il un client fidèle ?
Alphonse Boudard ensuite nous détaille le fonctionnement d'une maison de passes, sa hiérarchie, ses codes et ses règles. Il y avait les tenanciers, les maquerelles, le julots les putes et les clients. Sept décennies plus tard, rien n'a vraiment changé, même si les appellations ont été modifiées.
La biographie de
Marthe Richard , l'envers du décor, est un morceau de bravoure de ce livre. Une mythomane aux multiples amants et même maris, un femme trouble et troublante, affabulatrice et flirtant toujours avec l'escroquerie à tout niveau. Des
voyages touristiques un peu partout avec des relents de trafic de drogue, d'espionnage et de séjours galants jusqu'en 1939. À son sujet on se perd en conjecture. Même la mort de son deuxième mari, Thomas Crompton, est suspecte. On ne compte plus les parties fines avec la Gestapo, mais elle n'est pas inquiétée. Au fil de l'enquête menée par l'auteur, il s'avère que cette femme a passé la plus grande partie de sa vie à mentir à tout propos, par nécessité, par manie, par vantardise, par perfidie et somme toute par habitude. Comme dit Boudard, c'est fascinant ! Son expérience de tapineuse aux prises avec les maquereaux de tout poil
lui aura servi bien des fois. Culottée mais peu intelligente selon ses proches, mais un culot ajouté à un instinct machiavélique peu ordinaire mêlé à des naïvetés à peine croyables, surtout dans ses écrits. En tout cas mystificatrice concrètement, rouée même. Quel a été son véritable rôle durant la Grande Guerre ? Fut-elle agent double au service de l'Allemagne comme on l'a souvent pensé, mais sans preuve ? Il faut savoir qu'au moment de sa campagne anti-bourdeaux, elle était sous le coup d'une inculpation pour escroquerie ! Cependant, aussi ahurissant que cela puise paraître, personne ne
lui conseille d'au moins se taire.
En vérité le décret du 13 avril 1946 n'eut que peu de conséquences. Les galantes dames continuèrent de taquiner le trottoir et la terre continua de tourner comme si de rien n'était. Seuls furent déplacés les lieux ce qui les rendit plus difficiles à cerner. On tirait un trait sur une époque, les maisons de tolérance n'étaient plus tolérées… « Avant, la lampe à pétrole donnait du clair obscur pour adoucir le tableau. le néon le frappe de plein fouet. On est passé de Vermeer aux mobiles de Calder. Les marchands d'
amour sont toujours là, même si les colonnes
Du Temple ont été abattues. »
Un très beau livre écrit dans un style inimitable.