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Gnomon tome 1 sur 2
EAN : 9782253106968
576 pages
Le Livre de Poche (21/06/2023)
3.45/5   72 notes
Résumé :
Grande-Bretagne. Futur proche.
La monarchie constitutionnelle parlementaire qu'on croyait éternelle a laissé place au Système, un mode de démocratie directe où le citoyen est fortement incité à participer et voter. La population est surveillée en permanence par le Témoin : la somme de toutes les caméras de surveillance et de tout le suivi numérique que permettent les objets connectés.
Au cours d'un interrogatoire par lecture mentale, la dissidente Dian... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (22) Voir plus Ajouter une critique
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Gnomon est un long roman (tellement long qu'il a été coupé en deux tomes dans sa traduction française, comprenant chacun un peu moins de 500 pages) étrange au premier abord. En plus, pas mal de ses lecteurs en ont souligné la construction labyrinthique, voire la difficulté à pénétrer son univers, sa logique. Et pourtant, s'il est vrai qu'il faut s'accrocher un peu au début (nous allons voir pourquoi), rapidement, il s'ouvre à nous et nous offre une multitude de sujets de réflexion.

Une intrigue à tiroirs
Shéhérazade, poupées russes : ce qui peut perturber, à la lecture de ce roman, c'est l'intrication d'histoires apparemment sans lien entre elles. On commence par la trame centrale : en Grande-Bretagne, l'inspectrice Mielikki Neith doit enquêter sur la mort d'une suspecte lors d'un interrogatoire. Dans ce futur plus ou moins proche, on ne plaisante pas avec le secret : on peut vous relier à une machine capable de lire toutes vos pensées, même les plus secrètes. L'opération, si elle est fortement intrusive, est sans danger. Et permet même de réparer l'esprit. Enfin, vu depuis le Témoin, ce vaste réseau de surveillance qui guide les citoyens de ce pays. Mais j'y reviendrai plus tard. La suspecte se nomme Diana Hunter (autrement dit « Diane la chasseresse », déesse romaine) et déteste cette société intrusive. Mielikki Neith, pour résoudre le mystère de sa mort, va plonger dans l'enregistrement de son interrogatoire et, par conséquent, dans son esprit.
Et c'est là que cela se complique : la première plongée nous entraine dans les pensées d'un banquier grec mégalo, Constantin Kyriakos, qui survit à sa rencontre avec un grand requin. La deuxième dans celles d'une alchimiste antique, Athenais Karthagonensis, confrontée à la chambre d'Isis, pièce en principe impossible à réaliser. La troisième dans celle de Berihun Bekele, peintre d'origine éthiopienne qui participe à la création d'un jeu immersif. Quel lien ces histoires possèdent-elles ? Quel lien ces personnages ?

Un jeu de piste
Nick Harkaway sème de nombreux indices, obscurs, abscons souvent. Des motifs se répètent, reviennent d'une histoire à l'autre : le requin, le chiffre cinq, … Quel en est le sens caché ? L'avenir (en tout cas, le deuxième tome) nous le dira. En attendant, il reste un gigantesque puzzle aux contours tronqués, aux règles en devenir. Car l'auteur ne donne aucune clé évidente au début de son roman. le lecteur doit accepter d'être promené, baladé, ballotté de-ci de-là au gré des changements de personnage. de ne pas tout comprendre. Surtout, de ne pas voir où tout cela va le mener. Mais de faire des hypothèses. de récupérer ces morceaux de puzzle et de tenter de les organiser. Au risque de recommencer plusieurs fois. Mais n'est-ce pas là le jeu habituel de la lecture ?
Difficulté supplémentaire, peut-être, le vocabulaire et quelques notions d'ordre religieux, existentiels, pas nécessairement très courants. Cela oblige à quelques recherches. Mais rapides. Et ces notions sont réutilisées en cours de roman. Donc on a le temps de se les approprier et de les intégrer à sa lecture. Plutôt qu'une difficulté, en fait, c'est une chance de découvrir autre chose, d'ouvrir nos perspectives. En tout cas, c'est ainsi que je l'ai vécu.

Une société sous surveillance
Un autre point que j'ai apprécié, mais qui correspond davantage à mes centres habituels d'intérêt, la réflexion sur la surveillance dont nous faisons l'objet au quotidien. Dans Gnomon, Nick Harkaway décrit une société grande-bretonne directement issue de la Londres actuelle, célèbre pour le nombre de ses caméras de surveillance, si pratiques pour les filatures et enquêtes dans de nombreux films et séries policiers. Mais aussi tellement inquiétante pour de nombreux réalisateurs. Il suffit de regarder certains épisodes de Black Mirror ou la première saison de The Capture de Ben Chanan. La technologie peut nous proposer la sécurité, l'assurance que nous ne serons pas volés, attaqués, en danger, car toujours sous surveillance. Mais à quel prix, cette sécurité ? Au détriment de tout secret, de toute vie privée. Est-on prêt comme l'inspectrice à révéler la moindre de ses pensées, à accepter l'intrusion dans notre esprit d'une I.A. supposée neutre et bienveillante, le Témoin, chargé de nous surveiller pour nous protéger ? Est-on prêt à sacrifier ce que l'on considère comme notre libre arbitre, voire notre identité au nom d'une tranquillité d'esprit ? Gnomon pose cette question, derrière ses jeux de dupes.

Une traduction aux petits oignons
Enfin, même si je n'ai pas lu la version originale (car j'en suis tout bonnement incapable), je ne peux m'empêcher de féliciter une fois de plus la brillante Michelle Charrier que les éditeurs confrontent à des textes ardus, emplis de références culturelles classiques, avec quelques notes de latin histoire de couronner le tout. Je pense bien sûr aux trois tomes déjà parus d'Ada Palmer aux éditions du Bélial' (Trop semblable à l'éclair, Sept redditions et La volonté de se battre – en attendant le quatrième et dernier tome). Je ne sais si elle est demandeuse de tels textes, mais elle s'en sort remarquablement bien. En tout cas de mon point de vue de simple francophone.

Ce premier tome de Gnomon m'a heureusement surpris tant il est riche de questions et de notions aux développements ahurissants. L'histoire a quelque chose de vertigineux, vaste vortex dans lequel le lecteur est pris, consentant et ravi, un peu ahuri, mais enthousiaste. La suite donnera-t-elle toutes les clés de cette énigme digne d'un coup de billards à plusieurs bandes ?
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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« La stéganographie est une pratique consistant à dissimuler des informations importantes dans d'autres données, dites « texte de couverture ». Il ne s'agit pas de cryptage mais de camouflage. » Voilà, en deux phrases, comment pourrait être résumé ce roman de Nick Harkaway. « Exigent », « foisonnant », ou encore « éreintant », sont également des mots qui pourraient convenir. Quoi qu'il en soit, ce premier tome de « Gnomon » se sera révélé être une sacrée expérience de lecture. L'intrigue n'est pas aisée à décrire, et il est impératif de ne pas trop en dire au risque de dévoiler des aspects qui doivent être découverts par soi-même, aussi me montrerais-je brève pour la présenter. L'histoire se déroule au Royaume-Uni dans lequel a été mis en place un régime politique à mis chemin entre l'utopie et la dystopie. Utopie parce que les citoyens sont ici pleinement acteurs des décisions politiques qui doivent être prises (que ce soit en matière d'économie, de justice ou encore de politique migratoire) et que la sécurité de tous est garantie avec une efficacité remarquable. Dystopie, parce que la contrepartie de cette sécurité réside dans une transparence personnelle totale. Tout le monde a accès à toutes les informations sur tout le monde, tout le temps. Ce nouveau fonctionnement est appelé Système, et son bon fonctionnement est assuré par le Témoin, terme servant à désigner l'ensemble des outils de contrôle (caméras, drones, implants, capteurs…) permettant de surveiller la population. Inspectrice loyale au Système, Mielikki Neith est une citoyenne modèle qui trouve parfaitement son compte dans la société telle qu'elle apparaît ici. Ses certitudes vont cependant être sacrément bousculées par l'affaire qui lui a été récemment confiée : celle de la mort lors d'un interrogatoire (consistant à s'introduire dans le cerveau du prévenu pour découvrir tous ses secrets) d'une femme nommé Diana Hunter. Un événement peu courant et d'une extrême gravité car remettant en cause l'efficacité et l'inoffensivité du Système. Pour comprendre comment une telle chose a pu se produire, Mielikki va devoir se plonger dans les enregistrements recelant l'esprit de Diana Hunter, et ce qu'elle y trouve est tout bonnement stupéfiant.

Autant prévenir d'emblée, « Gnomon » n'est pas un livre facile d'accès. Ce n'est pas un roman dont on peut lire une page ou deux de temps à autre, ou qu'on peut parcourir distraitement en sautant ici et là quelques passages. Il exige un investissement total du lecteur, ce qui pourra en rebuter certains tandis que d'autres se verront charmés par la virtuosité avec laquelle l'auteur met en place son intrigue. Pour ma part je me situe entre les deux : je suis admirative de l'érudition manifeste de l'auteur et j'ai apprécié tenter de repérer les indices laissés au fil des chapitres pour essayer de donner un sens à la lecture, mais d'un autre côté certaines parties se sont révélées assez ardues, et l'absence quasi-totale d'implication émotionnelle m'a souvent posé problème. La première difficulté à laquelle le lecteur sera confronté réside dans la construction même du roman. En effet, une fois les bases de l'intrigue mises en place et les personnages présentés, l'enquêtrice se lance dans l'immersion des fichiers ayant capté l'esprit de Diana Hunter pendant l'interrogatoire. Elle découvre alors ce qui a déstabilisé les agents responsables de l'opération : la suspecte n'était pas seule dans sa tête. Ou pour le dire autrement, l'enquêtrice découvre dans la tête de Diana Hunter des parcours de vie et des personnalités qui ne lui correspondent pas. Les histoires de ces personnages sont longuement développées dans des parties à part, entre lesquelles on retrouve de temps à autre l'inspectrice qui poursuit son enquête. Or, ces histoires n'ont, au premier abord, que peu de chose à voir avec l'intrigue d'origine, si bien qu'on a l'impression d'être coupé du récit par ce qui pourrait s'apparenter à des nouvelles indépendantes. La première d'entre elles dépeint le parcours d'un homme, Constantin Kyriakos, trader grec transformé après sa rencontre lors d'une séance de plongée en Méditerranée avec un grand requin blanc. La seconde dépeint la vie d'une alchimiste contemporaine de Saint-Augustin au Ve siècle après J.-C., sollicitée après la découverte par l'un des plus hauts dignitaires romains en Afrique d'un endroit mystique, la chambre d'Isis. Enfin la troisième s'attache aux pas d'un artiste peintre éthiopien sollicité par sa petite-fille pour illustrer un jeu vidéo révolutionnaire et qui va susciter de grands débats.

Chaque partie possède ses atouts et ses défauts, que ce soit en terme de rythme ou de sujets mis en avant. L'auteur fait en effet preuve d'une grande érudition dans de nombreux domaines qui parleront plus ou moins au lecteur en fonction de ses goûts. Ainsi, si je n'ai, pour ma part, pas été particulièrement enthousiasmée par les références assez poussées au monde de la finance et à son fonctionnement, les passages consacrés à la peinture ou encore à l'alchimie m'ont parue bien plus intéressants. L'ouvrage fourmille également de références à la mythologie grecque qui ne sont parfois pas aisées à appréhender, même pour les connaisseurs, puisque l'auteur ne se contente pas de clins d'oeil à tel dieu ou créature, mais développe des concepts propres à la culture grecque antique avec lesquels nous sommes peu familiers. le vocabulaire employé fleurte parfois même un peu trop avec le jargon, si bien que certains paragraphes nécessitent un usage effréné du dictionnaire. Ce n'est pas rédhibitoire, mais cela nuit incontestablement à la fluidité de la narration. L'autre reproche qu'on pourrait formuler concernant ce premier tome concerne les personnages, et notamment la protagoniste, avec lesquels on peine à tisser des liens. Mielikki est froide, distante, et ne semble servir, dans un premier temps, que de réceptacle à l'esprit de Diana Hunter. Les autres personnages, ceux qui peuplent l'esprit de la prévenu, sont plus ambivalents et suscitent des sentiments difficiles à exprimer. La plus attachante est sans conteste l'alchimiste, traumatisée par la mort de son fils et ayant parvenu à atteindre une position sociale respectée malgré ses origines et son genre. On s'identifie aussi par moment au peintre éthiopien, tandis que le trader grec n'a suscité chez moi que de l'hostilité (mais c'est peut-être le métier qui veut ça…) Chacun d'entre eux parle de son domaine d'expertise, qui intéressera plus ou moins selon les goûts de chacun, mais c'est lorsqu'ils parlent de leurs fêlures et des êtres chers qu'ils ont perdu qu'ils se montrent le plus touchant et le plus réel, ce qui est malheureusement trop rare.

Avec ce premier tome de « Gnomon », Nick Harkaway signe un roman déroutant qu'il n'est pas facile d'appréhender pour de multiples raisons allant de sa construction même au vocabulaire employé. La lecture demande un gros investissement de la part du lecteur qui doit accepter de naviguer à vue pendant une bonne partie de l'ouvrage. Reste à voir si sa persévérance sera récompensée dans le deuxième tome qui devrait, espérons-le, apporter davantage de réponses.
Lien : https://lebibliocosme.fr/202..
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Ampleur et souffle d'un jeu de miroirs et de labyrinthes hors normes pour nous entraîner dans le coup d'après de la surveillance et de la transparence, et des failles démocratiques résistantes aux antibiotiques ordo-libéraux. Un très grand roman.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/03/08/note-de-lecture-gnomon-nick-harkaway/

Londres, dans quelques années : à la place de la vieille monarchie et de sa démocratie parlementaire associée, c'est désormais le règne du Système et du Témoin, réclamé par un raz-de-marée populaire il y a de cela quelques années. le Système : démocratie directe par sollicitation civique (optionnelle dans une certaine mesure) constante ou presque des citoyennes et des citoyens, qui se doivent de débattre par groupes semi-affinitaires et de voter, chaque fois que nécessaire – donc souvent. le Témoin : l'interconnexion généralisée et algorithmisée des dizaines de milliers de caméras de surveillance couvrant le territoire du Royaume-Uni et des centaines de millions de données numériques individuelles collectées en toute occasion. La transparence est totale, et garantit la sécurité de toutes et de tous, puisque les gens normaux n'ont rien à se reprocher – et que les délinquants et criminels ont fort peu de chances d'échapper à cette justice ubiquitaire. le Témoin n'est pas entièrement automatisé : un corps d'inspecteurs assermentés, de haute volée technique et intellectuelle, assure par ses interventions méticuleuses au moindre doute que la contre-analyse et la décision humaines restent bien dans la boucle judiciaire et policière.

Pourtant, à l'occasion, quelques petits cailloux peuvent venir gripper les engrenages bien huilés de cette machine socio-politique. C'est le cas lorsque Diana Hunter, une autrice et professeure de lettres relativement peu connue, mais totalement culte dans les cercles littéraires, assurément rebelle vis-à-vis du Système et du Témoin – mais peut-être bien innocente de tout crime ou délit, qui plus est -, décède lors de sa garde à vue. Cela est évidemment inacceptable, et l'enquêtrice Mielikki Neith, très bien notée, est mandatée pour faire toute la lumière sur cet accident fort malencontreux. Mais lorsqu'elle lance son examen de la psyché désormais numériquement enregistrée de la victime (procédure « normale » ayant été effectuée lors de la garde à vue : la transparence totale et la police de la pensée sont prises très au sérieux, on le voit, par le Système et par le Témoin), elle a la surprise de découvrir non pas une mémoire, mais trois, parfaitement enchâssées à l'intérieur de celle de Diana Hunter : celles de trois personnes parfaitement distinctes nommées Constantin Kyriakos (un trader grec contemporain), Athenais Karthagonensis (une magicienne carthaginoise de l'Antiquité tardive) et Berihun Bekele (un artiste peintre éthiopien contemporain).

Constantin Kyriakos était un trader grec « ordinaire », jusqu'à ce qu'un grand requin blanc, frôlé contre toutes attentes rationnelles lors d'une baignade en mer Égée, ne se mette à le hanter, voire le pourchasser, tout en lui glissant dans certains interstices numériques improbables d'incroyables « tuyaux » boursiers qui le font entrer rapidement dans la confrérie (sans aucune fraternité) restreinte des véritables faiseurs financiers de pluie et de beau temps du monde.

Athenais Karthagonensis est une lettrée, érudite, occultiste, herboriste et magicienne, vivant à Carthage à la charnière des IVème et Vème siècles après J.C. (dont la mention n'est pas innocente, puisque le père de son fils Adéodat – tragiquement disparu -, rencontré lors de leurs études universitaires communes et dont elle aura été la concubine très officielle treize ans durant, n'est nul autre qu'un certain Augustin d'Hippone – à 300 kilomètres de Carthage par la route -, plus connu sous son nom catholique consacré : saint Augustin). En tant qu'experte en arts occultes et en impossibilités rationnelles, elle est chargée discrètement d'enquêter sur un étrange meurtre en chambre close aux fort troublantes implications.

Berihun Bekele est un artiste peintre éthiopien, recruté à sa grande surprise et à son corps presque défendant par sa petite-fille, sérial-entrepreneuse bienveillante du numérique contemporain, pour contribuer à un révolutionnaire environnement de jeu, propulsant les ébauches d'univers virtuels dans une dimension ludique et politique où toutes les expérimentations sociales, individuelles et collectives, pourraient être conduites en réalité augmentée, à l'intérieur d'un univers clos mais en expansion, pour tester in vitro leur pertinence et leurs implications – en toute transparence, sous les yeux du public intéressé, voire partie prenante. C'est également grâce à lui que nous en apprendrons ainsi davantage, le moment venu, sur la curieuse généalogie du Système et du Témoin.

Publié en 2017, traduit en français en 2021 chez Albin Michel Imaginaire par Michelle Charrier, « Gnomon » (en grec, un instrument astronomique remontant à l'Antiquité, voisin de cadran solaire, et ici un projet et une métaphore qui seront révélés en temps utile) est le quatrième roman de Nick Harkaway, pseudonyme littéraire de Nicholas Cornwell, par ailleurs fils de feu David Cornwell (plus connu sous son propre pseudonyme de John le Carré).

Mêlant une réflexion politique de fond, qui fait beaucoup plus que, comme cela a parfois été écrit, « actualiser le « 1984 » de George Orwell, « Gnomon » plonge au coeur de l'échange philosophique sécurité / liberté, bien entendu, échange qui travaille nos sociétés au moins depuis Thomas Hobbes et son « Léviathan » de 1651, échange qui résonne avec encore plus d'acuité aujourd'hui, à « L'Âge du capitalisme de surveillance » analysé par Shoshana Zuboff et de l'application à toute une chacune et tout un chacun, par les États et / ou leurs relais privatisés, de tout l'arsenal technologique conçu pour l'espionnage à grande échelle des puissances étrangères et pour la lutte anti-terroriste, échange qui prend aussi un sel tout particulier lorsque le lectorat britannique relit certaines des professions de foi des Brexiters les plus acharnés de 2016.

Mais si l'analyse philosophique et politique est ici particulièrement remarquable, à aucun moment « Gnomon » ne se laisse aller sur la pente de l'essai déguisé, bien au contraire, puisqu'il place au coeur de son récit une véritable réflexion en action, machiavéliquement romanesque, autour de la place de l'imaginaire et du récit dans la construction politique, intime comme collective.

Travaillant en guise de matériaux bruts des questions aussi brûlantes que celles de la transparence sociale (et l'on songera au passionnant « La transparence selon Irina » de Benjamin Fogel, par exemple) ou celles de la présence humaine dans la boucle algorithmique bienveillante (comme le pratique le Stéphane Beauverger de « Collisions par temps calme »), celles de la validité juridique du rêve (Christopher Nolan et son « Inception » ne sont pas très loin, mais sans la puissance pure développée ici) ou celles de la police prédictive (allant conceptuellement beaucoup plus loin que le traitement de choc infligé à Philip K. Dick par le Steven Spielberg de « Minority Report »), celles de la persistance d'une culture analogique aussi nostalgique que rusée (pensons alors à la Sabrina Calvo de « Toxoplasma » et de « Melmoth furieux », voire au Nicolas Rozier de « L'île batailleuse ») ou celles du rôle des environnements créatifs décentralisés et autre fablabs (conduisant cette mise en scène avec un brio digne du Cory Doctorow de « Dans la dèche au Royaume Enchanté » ou de « Makers »), celles de la solution hypothétique de cet oxymore apparent que serait la finance éthique (avec une acuité rappelant le Thomas Pynchon de « Fonds perdus » comme le Kim Stanley Robinson de « New York 2140 ») ou celles de la politique sous-jacente à certaines esthétiques du jeu vidéo (croisant ainsi le chemin de McKenzie Wark et de sa « Théorie du gamer »), glissant une petite foule de délicats clins d'oeil à des autrices et auteurs aussi divers que Jorge Luis Borges (Regno Lönnrot, figure apparaissant rapidement comme la némésis de l'enquêtrice Mielikki Neith, ne partage-t-il pas son rare nom de famille avec le protagoniste de « La mort et la boussole » ?), Heinrich Steinfest (« Attaque de requin, lui répond-on. À soixante-sept kilomètres de la mer. Puis, presque d'un ton d'excuse : Anomalie. »), Walter Tevis et son « Jeu de la dame » (« Mielikki dispose toujours d'un mur du crime, mais il s'agit d'une projection sur le mur de son appartement »), Daniel F. Galouye et son « Simulacron 3 » (ou peut-être la version longue qu'en donnait Rainer Werner Fassbinder dans « le monde sur le fil »), Bryan Singer et son « Usual Suspects » (à travers le joli démarquage de la pratique créative à chaud de Verbal Kint) ou Frederik Forsyth (dont les méthodes de création d'agents dormants décrites dans « le Quatrième Protocole » feront une apparition à point nommé), Nick Harkaway a pris le pari du vertige littéraire de grande ampleur pour nous faire vivre ceux de la surveillance politique institutionnalisée et de la démocratie algorithmique idéalisée.

Par son ampleur et par son souffle, ce roman a tout pour devenir d'ores et déjà un classique de la littérature de science-fiction comme de la littérature en général. Proposant un jeu subtil de miroirs et de labyrinthes, organisant une convergence extrêmement rusée des trois récits mémoriels et d'une enquête « principale » (avec un sous-marin nucléaire lanceur d'engins en guise de suprême joker) que l'on aurait pourtant pu d'abord jurer parfaitement disjoints, alors que l'on assiste à leur inexorable enchâssement, son brio narratif et sa capacité à varier les registres de langue soulève l'admiration. En se penchant avec une folle inventivité, avec un respect fondamental et rusé de l'art du feuilleton (et même du « roman de gare ») et avec une somptueuse mise en abîme des arts occultes de la stéganographie et de la cryptographie, sur les moments de bascule et sur le cheminement insidieux qui habite les fondations philosophiques de l'ordo-libéralisme contemporain et des start-up nations qui lui sont associées de facto, « Gnomon » constitue une véritable révélation littéraire et politique.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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Gnomon m'a rendu grognon, je me suis senti comme un Cro-Magnon, con comme un trognon.
Je n'en ai pas eu pour mon pognon, Gnomon ne fera pas parti de mon Panthéon.
Voici cependant quelques précautions, avant de tenter Gnomon, ma solution, pour éviter de te crêper le chignon, si tu ne veux pas risquer l'abandon comme horizon.

Lors de son interrogatoire, Diane Hunter décède. Une inspectrice enquête...
Voilà un pitch très simple, mais nous sommes ici dans le futur, les interrogatoires sont différents de ce qui se fait aujourd'hui : plus de mensonges, on lit directement dans le cerveau du présumé coupable. La coupable étant morte, un seul moyen d'accéder à ses souvenirs, les implanter dans la tête de l'inspectrice.

Un monde futuriste intriguant, une démocratie directe très intrusive, aucun secret, tout est vu, tout est su. Un premier chapitre qui nous fait découvrir les bases de cet univers orwellien. Peu à peu cependant, mon attirance pour ce monde devient moins forte. L'auteur, par le biais de dialogue entre deux personnages tombe dans la dissertation un peu hermétique, un peu vaine à mon sens. Puis viennent les différents points de vue dont on ne comprend pas la raison d'être, l'impression de changer d'univers et de lire un autre roman. On passe ainsi de l'enquête aux aventures d'un trader grec et cela se complique de plus en plus. le thriller devient plus théorique, avec de longs passages fastidieux sans savoir où tout cela va nous emmener. Mon intérêt s'émiette, reprendre le cours de ma lecture devient plus difficile, quelques lignes sont sautées, puis lecture en diagonale. Et enfin, l'abandon, pur et simple. En 5 jours, je n'en ai lu que le tiers du premier tome, je ne vois pas de raison à poursuivre cette torture mentale..

Je ne doute pas de l'intelligence de l'ensemble, mais ce n'est clairement pas un roman pour moi, c'est trop abscons.
Si pour toi Anatem, ou Terra incognita furent un plaisir, Gnomon devrait te plaire. Si comme moi tu les a abandonné, laisse Gnomon sur l'étagère de ton libraire.
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Qu'est ce qui m'a attiré vers ce livre ? le requin sur ce fonds bleu où l'on distingue une forme derrière ? C'est ça, ça doit être le requin, cette masse à l'aileron qui apparaît toujours suivi d'une musique angoissante, avec ses yeux noirs dans lesquels on ne lit rien (quoi que je n'ai jamais essayé de déchiffrer le regard du requin : je ne suis qu'un bout de viande à dévorer).
Enfin, bon, ce livre est explosif : je l'ai lu, je n'ai sûrement compris que la moitié de ce que je lisais, mais j'ai adoré.
Nous sommes à Londres d ans des temps très très futurs (on va dire ça comme ça) et Mielikki Neith est inspectrice, pas de la Police, mais du Témoin. Ils sont un certain nombre d'humains à faire partie de cette cohorte. Ils sont un moyen de contrôle du Système.
Elle enquête sur la mort en garde à vue de l'écrivain (?) Diana Hunter, une soixantaine d'années, célibataire, sans enfant. Diana Hunter, spécialiste d'une littérature de type SF/FANTASY, dont les livres sont mythiques, invisibles, disparus, fantômatiques ... Une érudite, mais surtout un individu se méfiant et se protégeant du Système autant que cela était possible.
Le Système est la solution trouvée pour permettre le gouvernement du peuple par lui même, celui-ci étant en permanence interrogé, sollicité en fonction de ses capacités, sur les sujets à traiter dans le cadre d'une "démocratie" grâce aux connexions neuronales accessibles de chaque individu. le Témoin recueille toutes les données par le biais de tous les moyens possibles et les cohortes du Témoin dont fait partie Mielikki sont là pour servir d'interface , de médiateur quand le Témoin n'arrive pas à analyser certaines données humaines totalement incompréhensibles.
Les humains sont donc connectés les uns aux autres, composent le Système et valide ou non certaines demandes du Témoin.
L'inspectrice va donc inspecter les données mentales de Diana Hunter, sa maison, rencontré un drôle d'individu nommé Regno Lönnro, à l'allure vampiresque, Oliver Smith (codeur-inventeur), Shaun Sand (libraire) et voir basculer ses connaissances et son univers.
Avec l'enquête de Mielikki , on suit en parallèle l'histoire de nos jours, de Constantin Kyriakos, jeune banquier grec, adepte de fréquentes bacchanales, qui après avoir croisé un requin blanc et ne pas avoir été dévoré, en faisant une offrande à la bête à savoir sa montre, luxueuse, devient l'empereur de la Bourse en devinant tous ses mouvements grâce au chiffre 4. Il ne s'est jamais remis de l'amour de sa vie, Stella, décédée d'un cancer fulgurant et va la retrouver et se perdre dans ses yeux noirs.
Nous sommes aussi à Carthage, alors que le christianisme prend son envol. Une alchimiste enseignante, érudite, Athenais Karthagonensis, qui a l'estomac bien accroché et peur de rien, se trouve confrontée à quelque chose qu'elle a inventé, mais qui n'est pas censé exister : l'Alkahest et la chambre d'Isis. Adéodat, son fils est mort d'une fièvre. Son chiffre à elle est le 5, comme les 5 morceaux du corps d'un homme découvert dans la chambre d'Isis. L'Alkahest est le styx d'Athenais.
Nous croisons aussi Berihun Bekele, artiste peintre d'origine éthiopienne, venu d'Addis-Abeda, dans une Ethiopie gouverné par Hailé Sélassié. Berihun est en panne d'inspiration, et il va la retrouver en créant à la demande d'Annie (Annabel), sa petite fille, propriétaire d'une société de technologies informatiques nommée "Les juges de feu", un monde virtuel. Annie est la fille de Michaël, fils de Berihun, avec lequel Berihun est toujours en concurrence. La création de ce monde virtuel est l'occasion pour Berihun, de dépasser son fils, une reconquête pour un homme vieillissant. Il va donc créer cet univers de la taille d'une ville comme Londres, avec une palette étonnante, pour ce qui est au départ un jeu "Témoignage", mais est-ce un jeu, ou les prémisses d'un Système, qui arrive à maturité en plein Brexit, entre réfugiés syriens et popularisme ? Pour Berihun, le chiffre est aussi le 5.
Chaque chapitre de ce livre étrange et envoûtant comprend des morceaux de phrase et chaque témoignage contient des références similaires : Os, juges de feu. J'ai passé du temps à essayer de comprendre les références citées (merci ma liseuse), mais c'est passionnant. le gnomon, le cadran solaire, l'aileron du requin, la matrice, nos mondes intérieurs ... En fait, j'ai eu l'impression d'ouvrir une poupée russe, vous savez celles qui contiennent toujours une autre poupée ou de vivre l'expérience du chat de Schrödinger : vivante ou morte ?
Et dire que c'est juste le tome 1 !
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critiques presse (1)
Telerama
26 juin 2023
Dans l’Angleterre dystopique imaginée par Nick Harkaway, la démocratie directe fonctionne à plein : les citoyens votent les lois, mises en œuvre par des intelligences artificielles.
Lire la critique sur le site : Telerama
Citations et extraits (26) Voir plus Ajouter une citation
Ça ne fait pas mal. J’ai les mots sur le bout de la langue, ils sont toujours là, c’est juste que, pour l’instant,je n’arrive pas à m’en souvenir ; comme quand une réplique vraiment brillante vous vient à l’esprit pendant que quelqu’un d’autre parle, mais que, le silence retombé, vous l’aviez oubliée - alors que sa logique reste imprimée en vous, vous savez où elle était, vous la retrouveriez si vous réussissiez à suivre le fil.
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Lorsque je me suis retourné vers l’immeuble, Annabel Sophia Bekele attendait sur le perron, professionnellement accueillante, la main tendue.
« Bienvenue chez les Juges du Feu ! »
Je l’ai serrée.
Ce nom-là, je n’arrive pas à m’en souvenir. Une référence historique, semble-t-il. Après le grand incendie de 1666, vingt-deux juges ont été chargés de délimiter les propriétés disparues de Londres. Il le fallait, vu l’étendue de la destruction : les points de repère qui avaient servi à tracer les contours grossiers des parcelles faisaient partie du champ de ruines. Les juges ont donc pour moitié dessiné des traits en l’air et, ce faisant, il n’est pas impossible qu’ils aient parfois saisi l’occasion d’améliorer un tantinet les flux de la cité, de déraciner impasses et coupe-gorges, de les replier totalement sur eux-mêmes.
« Des géographes fantômes bienfaisants », m’a dit Annabel, juste après m’avoir précisé que c’était Annie, parce que personne ne l’appelait plus Annabel à part son ancienne proviseure et moi.
Le nom convenait bien à son entreprise, qui créait des mondes à partir de rien – ou, plus exactement, de chiffres. La société avait d’autres sources de revenus : elle testait la voiture magique sur le terrain pour son fabricant et ajustait son programme, en phase d’apprentissage ; elle réalisait aussi, grâce au temps machine inutilisé de sa prodigieuse infrastructure, divers calculs requis par des institutions qui manquaient de cycles propres. Toutefois, elle travaillait pour l’essentiel à des créations.
L’immeuble lui appartenait – encore un revenu potentiel -, mais cinquante pour cent de ses locataires échappaient à un loyer vertigineux au motif qu’elle tenait au « bénéfice de la sérendipité ». J’en ai déduit que les jeunes programmeurs à la dérive dans les couloirs et les espaces détente, très occupés à papoter en considérant de haut les créateurs de mode aux marques balbutiantes, les concepteurs de jeux, les microbrasseurs et les architectes, composaient avec eux une version miniature du ragoût culturo-commercial qui avait si bien réussi dans la Silicon Valley. Annabel – Annie – a reconnu que oui, c’était exactement ça. Cette année, les Juges du Feu avaient participé au succès d’une nouvelle chaise ergonomique et d’un système de suivi d’enfant en réseau maillé. J’ignorais ce que pouvait bien être la seconde de ces merveilles, mais d’après ma petite-fille, c’était à la fois simple et très malin – combinaison de qualités que je trouvais aussi agréable qu’elle l’appréciait visiblement. Elle a jeté un coup d’œil à Bobby qui, planté derrière moi, dévissait joyeusement une chose d’où partaient des tas de fils, sans interrompre sa conversation avec un très jeune homme en salopette. Elle l’appréciait évidemment pour les mêmes raisons. Simple mais malin : une bonne combinaison chez un amant. Les auteurs de fictions romantiques aiment la complication lardée d’angoisse, façon Byron ou Tolstoï, mais la simplicité est souvent bienvenue dans la vie réelle, ainsi que la gentillesse. Il fallait transmettre cette immense sagesse à Annie, me suis-je dit, avant d’admettre que si Bobby lui plaisait, elle la possédait déjà.
Nous avons erré dans de vastes couloirs où couraient des tuyaux en métal et traversé des espaces de travail aux murs de brique nue, éclairés par des lampes d’architecte à échelle industrielle. Il s’y trouvait notamment l’inventeur d’un nouvel instrument de musique et un type qui mettait au point une souris améliorée. J’ai failli lui demander s’il ne pensait pas plutôt à une souricière, mais j’ai compris à temps qu’il avait dit exactement ce qu’il voulait dire, même si je ne voyais pas en quoi un rongeur amélioré allait se révéler utile. Le locataire s’est expliqué. Le système digestif des vautours éliminant les maladies, leurs excrétions constituaient un pur fertilisant, car leur féroce chimie interne brûlait jusqu’aux microbes les plus révoltants. Le massacre mondial dont ils étaient victimes représentait de ce fait un danger sans précédent pour la santé publique générale. Leur extinction en de nombreuses régions du globe s’accompagnait de la renaissance de graves infections. Mon interlocuteur voulait introduire l’heureuse caractéristique du vautour dans les populations de rongeurs urbains : nous ferions un bond gigantesque vers l’éradication de maladies problématiques – avancée cruciale dans un monde qui perdait rapidement la partie face aux bactéries résistantes.
« Il est docteur en médecine, alors ? » ai-je demandé quand nous avons continué notre chemin, Annie et moi. « Il a un diplôme de scénographie, m’a-t-elle répondu en riant. Au départ, il s’est lancé dans la biotechnologie pour fabriquer un poisson rouge aux couleurs de son équipe de foot. Il met ses plans au point ici, sur nos ordinateurs, et il externalise les trucs expérimentaux. » Je l’ignorais totalement, mais tout cela était possible, semblait-il. Quant à savoir depuis quand… Je souffrais peut-être du « choc du futur ». Cette remarque a éveillé l’ironie d’Annie, qui m’a signalé que l’expression avait près de cinquante ans « quoique Rousseau se soit plaint de quelque chose de très semblable en 1778 ». Ce ton absent m’était familier : elle parlait souvent comme ça dans les réunions et conférences où les journalistes lui demandaient si le monde ne changeait pas trop vite.
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Les quartiers mal famés ne sont plus guère à Londres qu’un souvenir, mais la maison qu’elle cherche se trouve à la limite de l’un d’eux : une vallée hideuse, un lotissement aux bâtisses brutalistes aussi sales que des molaires pourrissantes, disposées autour de cours centrales qui n’ont jamais servi que de champs de bataille. Aux yeux de Mielikki, ces constructions posent plus de problèmes à cause du but dans lequel elles ont été conçues que par leur disposition : il s’agit de boîtes où stocker les Londoniens excédentaires. Le message d’inutilité qu’elles charrient n’est pas difficile à leur arracher, et leurs habitants l’ont déchiffré dès qu’ils ont vu où on les envoyait. À partir de là, le projet s’est échoué dans un marécage d’attentes médiocres et de fureur rentrée. Le siècle précédent a produit nombre de ces mijoteuses à colère, dont la chaleur a imbibé si profondément la terre et les gens que le Système lui-même est incapable de l’en extraire rapidement. Ses détracteurs – le sujet de la présente enquête, par exemple – y voient la preuve qu’il n’est pas tout ce qu’il est censé être, mais Mielikki peut interpréter l’histoire, elle aussi ; elle veut bien qu’on lui cite une société qui a fait mieux avec ce qu’elle avait hérité du passé. Le remède n’est évidemment pas d’en revenir aux itérations de la démocratie théoriquement représentative qui a provoqué ce gâchis, pour commencer.
C’est toutefois la façade arrière de la maison qui domine la vallée des dents. L’inspectrice descend du tram puis le regarde disparaître. Un instinct capricieux la pousse une seconde à se lancer à sa poursuite, à y remonter puis à y rester jusqu’au terminus. Un tram en mouvement matérialise une bulle spatiale nettement séparée de ce qui l’entoure. Le temps y passe à une vitesse légèrement différente ; ses occupants sont incapables d’interaction physique avec la population de l’extérieur. Ses rails représentent l’intrusion dans l’espace normal d’un autre plan physique – d’une banalité si confortable, pourtant, que peu de gens sont conscients de ce qu’ils voient. Son terminus est un carrefour au même titre qu’un aéroport, un endroit où une réalité temporaire se fond dans la réalité consensuelle permanente – où les rails s’interrompent -, un pont entre deux pouvoirs : une transition en transition. Un lieu aussi enserré recèle certainement des indices relatifs à presque tous les mystères, crachés dans la plaine littorale du mouvement humain.
Mielikki grogne en reconnaissant cet état de flux persistant – le dialogue entre fugue et logique qui appartient à son arsenal professionnel.
Elle regarde autour d’elle, repère les caméras des façades et des réverbères, cherche les angles morts – créés ou inattendus -, les endroits où elle s’installerait en tant que gamine pour jouer à cache-cache et la murette depuis laquelle les adolescentes suivent les concours de frime des jeunes mâles. Elle cherche les emballages de fast-food et les bouteilles plastique, les mégots, les aiguilles, les téléphones jetés, le moindre détail racontant une histoire. Ça ne risque pas d’être celle qui l’intéresse, mais toutes les histoires ont des points communs. Toutes les histoires sont une, au bout du compte.
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Eh bien, je n’ai pas peur. Lorsque le sac me libère la tête, je suis très occupée à infliger à je-ne-sais-qui la plus belle engueulade de sa courte vie de jeune Romain. Je ne suis pas une petite traînée qu’on emporte, gloussante et protestant sans conviction – d’ailleurs, aucune femme, quelle qu’elle soit, ne devrait rire de telles balivernes ! Moi, j’ai quarante-deux ans et je suis une putain de lettrée, nom de Dieu !
Oh, bien sûr, j’aurais sans doute trouvé ça drôle à l’époque de mes études. Et ce putain d’Aurelius Augustinus aurait aussi été partant, à l’époque de ses frasques. S’il y avait pensé, il m’aurait jetée sur son épaule et portée jusqu’à quelque repaire adéquatement meublé pour la fornication pastorale, où tout le monde aurait eu droit à de la bonne huile d’olive et de la piquette, dont une grande partie aurait terminé à des endroits qu’aucune olive levantine digne de ce nom n’aurait reconnus. À vrai dire, puisqu’on en parle, je suis à peu près sûre qu’il y a pensé – si ce n’est lui, alors un des prédécesseurs dont l’existence lui inspirait une telle fureur.
Seulement voilà : mon fils mort, j’incline à une manière moins exubérante d’être au monde. Une femme privée de son mari est une veuve, une fille de ses parents une orpheline, mais il n’existe pas de mot pour dire ce que je suis parce que je ne devrais pas être ou, peut-être, parce que ce genre de choses arrive si souvent que ça ne vaut pas la peine d’en parler. C’était mon fils : je n’ai pas besoin de mot pour définir ce que je suis à présent. Cela ne me quitte jamais.
Je vis donc mon après-vie. Je suis sérieuse ; je lis beaucoup et je bois peu. J’enseigne, je mène des recherches, je prends des avis. Mes élèves me paient bien – ceux qui ont sondé le mystère de Carthage et peu à peu compris qu’ils vont avoir besoin de connaissances véritables, outre celles dispensées ici. Je me conduis avec la dignité de l’érudite et vais connaître un âge mûr confortable puis une longue vieillesse très respectée. J’appartiens à présent au corps enseignant ; il nous arrive toujours de trouver à l’occasion entre nous quelque consolation physique, mais, professeurs que nous sommes, c’est en général avec beaucoup de modération. Des dîners aux chandelles auxquels les autres convives ne se présentent pas, une proximité décontractée, voire, peut-être, une coupe de vin pour laisser tomber la toge : séduction mutuelle complice, d’une élégance et d’une discrétion toutes romaines. Ce genre de mise en scène ne sert pas à grand-chose.
Par tous les dieux et tous les saints, j’espère qu’aucun de mes collègues ne s’est senti pousser des ailes. Si jamais un vieux bouc costumé en Dionysos a décidé de me courtiser pendant qu’un quartet de charmantes petites choses du marché aux esclaves joue du crincrin les yeux bandés, je vais sans doute le poignarder, et ça va faire tout un foin. Oui, le poignarder, comme la petite provinciale que j’étais en arrivant ici. J’ai toujours ma novacula sur moi. Je m’en sers pour mes préparations aux plantes, mais je n’ai pas oublié qu’elle me permet au besoin de m’affirmer. Une lame est une lame ; la petite garde en croix de la mienne évite aux doigts de glisser, au cas où.
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Quatre jours plus tard, rebelote : la traînée de 4 révélatrice. Le moniteur de Harrison a disparu à jamais, Dieu merci, après avoir émis en mourant un gaz apparemment toxique qui interdit à son ex-propriétaire de s’en offrir un autre. Restent, hélas, les émulateurs, ces programmes malins qui, appliqués à un matériel coûteux, l’obligent à se comporter en vieillerie à deux euros. Il est possible de se procurer un stock ticker pour iPad qui fait ça et, allez savoir pourquoi, j’ai été contaminé, je me suis mis à utiliser l’engin. Mes autres appareils tournent toujours, mais ma tablette, posée sur son petit support, ne montre plus que des chiffres d’un vert froid à la dérive – on se croirait dans ce film, là, avec Keanu Reeves.
Les 4 traversent la liste des cours dans un sens, puis dans l’autre, jusqu’à un prix sur lequel ils s’attardent, comme s’ils réfléchissaient. Puis ils disparaissent. Une entreprise tout ce qu’il y a de bien, en bonne santé, apparemment.
Je passe un coup de fil à un laquais.
« Vends Couper-Seidel.
– Hein ?
– Vends, je te dis. Je n’y crois plus. Allez. Tout de suite. »
Il obtempère.
« Nom de Dieu, Constantin, ça a coûté bonbon. »
Je réfléchis à la question. Couper-Seidel a trois concurrents.
« Achète un max de Juarez Industrial Copper et d’Ardhew Metallic. » Le troisième ne me plaît pas ; trop fluctuant. « Qui détient la dette de Couper ? »
Tout le monde est endetté. Tout le monde est soumis d’une manière ou d’une autre à un effet de levier. Il me répond. Je vends les détenteurs à découvert.
Quatre minutes plus tard, ça y est. Brunner et De Vries regardent par-dessus mon épaule. Le seul fait de nous débarrasser de Couper-Seidel nous a évité de perdre dix millions d’euros. Les ventes à découvert nous en ont fait gagner quarante millions de plus. Si on liquide maintenant, les gains sur Juarez et Ardhew porteront le total à quelque chose comme cent millions.
Par la grâce de la connerie suprême d’une industrie fondée sur la connerie, le genre de choses que je viens de faire lance une carrière. Ce matin, j’étais un très bon trader. Là, je touche aux frontières de la divinité financière. Je suis entré dans la zone réservée aux prophètes et aux experts qui savent où va le monde de l’argent avant qu’il n’y arrive, à Michael Burry, George Soros et d’autres, peu désireux de se faire connaître du grand public. Joignez-vous au club, et vous vous joignez quasi automatiquement à celui des Mille Cinq Cents qui ont collectivement plus de pouvoir que n’importe quelle autre force sur terre. Il n’est pas question de conspiration ; ils concentrent juste une telle capacité d’accès et de telles ressources qu’ils ne peuvent que peser énormément. Nul besoin de prêter allégeance – ça, c’est implicite. Il suffit d’être riche, mais à un niveau équivalent, dans les faits, à une étape de l’évolution.
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