Je quitte un pays où un peuple rendu stupide se laisse boucher les oreilles par l'Église et bâillonner par l'État et où, depuis des siècles, tout ce qui m'est sacré finit dans les poubelles de ses dirigeants. Si je m'en vais, je m'en vais d'un pays où les villes puent et les habitants de ces villes sont des brutes. Si je m'en vais, me suis-je dit dans le fauteuil en fer, je ne fais que sortir des latrines de l'Europe, répugnantes, désolées et tout bonnement d'une inimaginable crasse.
Je me permets de qualifier ce monde là de monde en vérité pervers et inhumain au plus haut degré et totalement fou. Si je suis ici, le chien est ici aussi, si je suis là, le chien est aussi là. Si le chien doit sortir, je dois sortir avec le chien, et cætera. Je ne tolère pas la comédie du chien à laquelle nous assistons chaque jour si nous ouvrons les yeux et pour peu qu'avec notre aveuglement de chaque jour nous ne nous y soyons pas encore habitués. Dans cette comédie du chien, un chien entre en scène et agace un être humain, l'exploite et, au cours d'un certain nombre d'actes, chasse son innocente humanité. La pierre tombale la plus haute et la plus chère et positivement la plus précieuse qui ait jamais été érigée au cours de l'histoire
Je suis mon observateur, je m'observe effectivement moi-même continuellement depuis des années, sinon des décennies, je ne vis plus que dans l'observation de moi-même et dans la contemplation de moi-même et dès lors, naturellement, dans la malédiction de moi-même et le reniement de moi-même et la dérision de moi-même. (p.106)
Quand je réfléchis bien, je n'ai absolument aucun ami, depuis la fin de mon enfance je n'ai pas eu d'ami. Amitié, quel mot lépreux ! Chaque jour, et jusqu'à l'écœurement les gens l'ont à la bouche, et il est complètement déprécié, au moins aussi déprécié que le mot amour, mortellement piétiné.
Il nous faut être seul et abandonné de tous, si nous voulons aborder un travail de l'esprit ! (p.10)
Le 17 mars 2021 a disparu le comédien Jacques Frantz.
Sa voix de basse, puissante, vibrante et expressive, était particulièrement appréciée dans l'art du doublage. C'est tout naturellement que, en 2007, il a rejoint les grandes voix de « La Bibliothèque des voix » pour immortaliser dans un livre audio l'ancien acteur shakespearien désabusé dans la pièce de Thomas Bernhard « Simplement compliqué ».
Nous partageons cet extrait pour lui rendre un dernier hommage et adressons nos pensées émues à sa famille.
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Le texte imprimé de « Simplement compliqué » de Thomas Bernhard a paru chez L'Arche Éditeur, en 1988. Direction artistique : Michelle Muller.
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