UN VOYAGE FOU, FOU, FOU.
Frigyes Karinthy (1887-1938), écrivain hongrois, qui se voulait peut-être philosophe, mais qui est surtout connu comme humoriste, a acquis une telle renommée que plus de soixante ans après sa mort son oeuvre reste une des grandes références culturelles de son pays. Il est lu, ses bons mots, ses paradoxes et ses remarques impertinentes parsèment toujours les conversations. Frigyes, débordant d'activités, était passé maître dans l'art de la provocation et de l'anticonformisme. Il a connu tôt la gloire, sinon la réussite matérielle. Dans sa vie privée il a été, et est resté, même marié, tout à fait désorganisé, vivant et travaillant au milieu de ses amis dans les cafés. Ses pastiches saisissants et profonds, sont célèbres. Des centaines de ses nouvelles, de ses chroniques, d'entrefilets drôles et désopilants ont accompagné l'actualité, commentant avec humour mais sans concessions, les faits divers, la guerre, les extrémismes et mêmes les injustices sociales de son époque. Son écriture révèle son sujet le plus souvent par approches successives, tournant autour du pot, ne saisissant son objet que par touches légères, le cernant progressivement, laissant enfin deviner son propos par allusions. Une bonne partie de l'oeuvre de
Frigyes Karinthy élabore des traumatismes.
Karinthy a choisi
Diderot comme guide à l'instar de
Dante son
Virgile, pour parcourir les paradis de son
Reportage céleste de notre envoyé spécial au paradis, il avait pour ambition de contribuer à une Nouvelle Encyclopédie pour laquelle il a écrit plusieurs entrées.
Malgré tout, bien que située sous le parrainage du plus brillant des encyclopédistes, l'un des grands représentants du Siècles des lumières dont
Frigyes Karinthy est un indéniable admirateur, sinon un continuateur moderne, cette oeuvre a une autre parenté française. Elle se situe au XVIe siècle : ce sont
Rabelais et
Montaigne.
Rabelais parce qu'il convient de rechercher la substantifique moelle dans l'humour de Karinthy.
Montaigne parce que Karinthy a abordé les mêmes sujets que "
Les Essais" et les a très souvent traités de la même façon : l'art, la littérature, la société, la religion (voir le site Internet qui rapproche
Montaigne et Karinthy.) Les deux philosophes ont affronté des fanatismes semblables :
Montaigne les guerres de religion, Karinthy les idéologies totalitaires. Ils ont réagi de façon semblable en défendant la modération et en déplorant l'extension du fanatisme.
Montaigne : « le meilleur et le plus sain parti est sans doute celui qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien, toutefois, qui le suivent, […] il s'en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raison»; « Ils nomment zèle leur propension vers la malignité et violence. Ce n'est pas la cause qui les échauffe, c'est leur intérêt; ils attisent la guerre non parce qu'elle est juste, mais parce que c'est guerre. Rien n'empêche qu'on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement; conduisez-vous-y d'une sinon partout égale affection»
Karinthy : « À bas les neutres – celui qui n'est pas avec nous est contre nous – à bas cet ignoble ! - Oui ou non ? Réponds ! Une réponse claire, sinon on en a fini avec toi. - …C'est ainsi que l'on crie après toi et tu es pris de panique, tu restes là planté, tête baissée, le monde se met à tourner avec toi. » ; « Ma conscience est pure car j'ai contribué à la transformation de la Société Je suis un homme bon, donc ce que je fais ne peut faire que du bien».
Quant à la réflexion sur les lois qui régissent la société,
Montaigne, conforme à la modération qui est la sienne : « Or je tiens, qu'il faut vivre par droit, et par autorité, non par récompense ni par grâce»; « Car c'est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celles du lieu où il est»
Karinthy est bien de cet avis, mais il lui arrive de le déplorer et de rêver autre chose : « S'il existait aussi une loi de récompense, il y aurait un moyen pour le bien et le mal en tant que forces contraires de s'équilibrer, créant ainsi une harmonie dans le monde», pendant que
Montaigne, bien conscient des limites de la société, observe : « de fonder la récompense des actions vertueuses, sur l'approbation d'autrui, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement. » (En est-il désabusé ? il incrimine le siècle corrompu).
Leur réflexion débouche naturellement sur la fonction de l'homme public chargé de responsabilité,
Montaigne à partir de son expérience personnelle (« Messieurs de Bordeaux m'esleurent Maire de leur ville. ») analyse sa fonction : « [L']âpreté et violence de désirs, empêche plus, qu'elle ne sert à la conduite de ce qu'on entreprend […] Celui qui n'y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions». Karinthy fait part de réflexions voisines à l'issue d'une rencontre avec un ministre autrichien : « Oui, ce monsieur jovial [Monsieur Kollmann] était en effet le ministre des finances d'Autriche et le maire de Baden […] un commerçant possédant un bon jugement, il semble aller de soi qu'en sa qualité de ministre des finances il fasse également un excellent travail, étant donné que ce dernier poste exige les mêmes qualités que le commerce […] On n'entendra pas dans sa bouche une théorie géniale des problèmes de l'économie mondiale»
Que dire des innombrables autres entrées de ce roman totalement inclassable ? Ni essai philosophique - il ne se prend pas assez au sérieux pour cela, quoi que d'une profondeur évidente -, plein d'un humour ironique, décalé, froid, sans jamais être réellement humoristique, ni roman - on passe trop rapidement de réflexions philosophiques à des moments de pure action ou plus descriptifs pour répondre parfaitement aux modèles du genres ; Ce n'est pas plus le récit journalistique promis - un peu dans la forme, tellement peu dans le fond -, et on peine à le requalifier en récit de voyage - bien qu'il s'en rapproche indubitablement... par l'absurde et l'impossible ! -. Il se situe dans l'éternel imaginaire européen du magicien total : Merlin, qu'il place cependant dans un passé possiblement dépassé, son patronyme étant "Oldtime". Est-ce une manière de dire que son alter ego est définitivement dépassé ou simplement un peu trop vieux pour toutes ces fadaises ? L'auteur ne nous en donne jamais totalement la réponse, pas plus qu'il n'est possible de penser que tout cela n'est qu'une expérience mystique telle qu'il s'en pratiqua tant au XIXème. Cet auteur immense et inimitable (lui l'amateur et l'auteur de géniaux pastiches !) passe son temps à perdre son Candide tout autant que son Pangloss jusque dans les cercles les plus inédits de cet enfer paradisiaque... ou de ce paradisiaque enfer !
L'oeuvre de
Frigyes Karinthy se résume bien par l'expression « ecce homo », « Voici l'homme ». Montrer l'homme avec ses faiblesses et ses souffrances, le plus souvent grâce à de subtiles transgressions, sans hésiter à dévoiler son propre vécu intime, était son thème privilégié. On l'a comparé au fou du roi disant leurs faits aux puissants qu'il s'agisse d'abord de ses aînés ou plus tard de l'opinion publique. Sous son prétexte d'amuseur perçait sa douleur, son humanisme et son courage, spécialement dans ses écrits politiques. Je ne plaisante pas avec l'humour, disait-il. Dans ce long texte étrange - très inégal rythmiquement compliqué, où il arrive que le lecteur s'ennuie après avoir été incroyablement captivé quelques dizaines de pages plus tôt ou plus loin -, difficile d'être absolument persuadé avoir tout suivi du fleuve impétueux de la pensée Karinthyenne. Demeure cependant, même quelques semaines après la lecture, une inouïe et bizarre fascination pour ce monument de la littérature hongroise et, osons l'affirmer, mondiale.
Souvent grinçant, parfois ahurissant, le voyage de ce reporteur hors du commun (des mortels, c'est le cas de le dire) accompagné de son guide (rien moins que
Diderot) est parsemé des rencontres les plus jouissives (de l'homme des cavernes à Saint Thomas en passant par Marco Polo, Napoléon, Archimède et bien d'autres) et Karinthy ne manque jamais de nous donner son point de vue avec légèreté sur de grandes questions de l'époque, comme cette remise à sa place bien sentie des extravagants projets nazis. Ce n'est pas toujours aisé à suivre, mais c'est fondamentalement génial !