AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Plon (01/01/1971)
3.83/5   6 notes
Résumé :
Poème épique de trente-trois mille trois cent trente-trois vers.
Que lire après L'OdysséeVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Voici le compte rendu que j'en ai publié dans le journal le Monde du 28 janvier 1972 :

UNE ODYSSEE DE NOTRE TEMPS

Ronsard disait dans un poème des Amours « Je veux lire en trois jours l'Iliade d'Homère. » Combien de jours faut-il, dans notre monde d'aujourd'hui, pour lire les trente-trois mille trois cent trente-trois vers de l'Odyssée de Nikos Kazantzakis, que voici traduite en français ? Dès que l'on aborde les premières mesures de cette rhapsodie gigantesque, oeuvre d'une vie entière, le temps s'efface, les jours ne comptent plus. Ce poème est un vertige continuel, une démesure, un défi au lecteur lui-même, qui doit, pour l'affronter, s'arrimer solidement au livre, comme pour un long périple au pays des cyclones. Car cet océan poétique ne se traverse pas impunément. Tel Ulysse, on en sort épuisé, mais comme renouvelé, au terme d'une constante et prodigieuse initiation.
L'Odyssée de Kazantzakis n'est ni une traduction ni une adaptation de l'Odyssée d'Homère, mais une oeuvre entièrement originale. Cette Odyssée commence exactement où finit celle d'Homère : au moment où Ulysse, revenu à Ithaque, décide d'en repartir à jamais sur les mers et les routes du monde.
Cinq étapes marquent, au cours des vingt-quatre chants de l'épopée, ce cheminement d'Ulysse, de son départ d'Ithaque à sa mort solitaire dans les glaces du pôle.
Première étape : l'assouvissement de la Beauté et l'expérience de l'Eros. C'est la rhapsodie de l'Amant, du conquérant des femmes. Ulysse enlève Hélène à Sparte, enlève Dictynna, fille du roi de Crète, où il s'adonne aux orgies et aux mystères taurins, et qu'il quitte après avoir incendié le palais de Cnossos. Femmes et flammes, tels sont les thèmes de cette première étape, un voyage au coeur du Désir.
Deuxième étape; la Faim et la Justice. Cadre : l'Egypte. Dans ce pays où le peuple asservi est en proie à la misère, à la famine, Ulysse combat contre le Pharaon. Capturé et condamné à mort, il se sauve grâce à sa ruse. Ses compagnons sont ici des militants de notre monde : le soldat, le paysan et l'ouvrier. C'est la rhapsodie de la lutte contre l'injustice et la tyrannie, la rhapsodie du Combattant.
Troisième étape : la Cité idéale. Avec quelques desperados échappés comme lui des geôles de Pharaon, Ulysse s'en va vers les déserts du Sud pour fonder la cité dont il rêve. C'est le monde de la soif et du dénuement volontaire, et, plus tard, de la jungle et des fauves. Les faibles, les indécis, seront éliminés. Seuls resteront les purs, les courageux, "ceux qui sont décidés à tout, même à tuer". Ils édifient une cité mirifique, dont Ulysse établit les lois : ce sont les Dix Commandements du monde nouveau. C'est la rhapsodie du Bâtisseur et du Maçon des âmes.
Quatrième étape : l'Ascèse et la Délivrance. Cadre : les montagnes et les rivages de Haute-Egypte. le rêve s'écroule. La Cité idéale disparaît au cours d'un séisme. Les derniers compagnons d'Ulysse sont engloutis dans le feu de la terre. Resté seul, Ulysse se réfugie sur une montagne, où il vit en ascète. Beauté, justice, Cité, tout lui paraît vain désormais. L'Amant, le Combattant, le Bâtisseur s'effacent devant l'Ascète, qui redescend vers le monde des hommes pour y vivre en mendiant. C'est la rhapsodie de l'expérience libératrice, des ombres congédiées de l'Ascète errant, de la totale liberté.
Cinquième étape : la mort dans l'univers réconcilié. Cadre : les glaces du pôle Sud. Après avoir erré un temps sur les rivages de la mer Rouge, rencontré sous des formes transposées : Bouddha - un prince indien -, Don Quichotte - un chevalier capturé par des anthropophages -, Jésus - un pêcheur d'une bourgade de la mer Rouge -, Ulysse construit un esquif et se laisse emporter vers le sud. A mesure qu'il avance vers le pôle - où la Mort viendra lui tenir compagnie à la proue du vaisseau - tous les fantômes de son passé, ses femmes, ses compagnons, ses adversaires, ses héros préférés et même les éléments de l'univers, l'escorteront jusqu'à l'ultime instant où il se diluera dans la blancheur de la mer et du ciel.
Ce que ce résumé est impuissant à rendre, c'est évidemment et en premier lieu le poème lui-même. Car tout cela est dit en vers de dix-sept syllabes que la version française de Jacqueline Moatti a transposés dans une prose évocatrice. La langue utilisée par Kazantzakis - que tant de Grecs ont eu l'absurdité de lui reprocher - n'est pas, comme on l'a dit, une langue fabriquée, absconse, artificielle. C'est la langue même que le poète a employée toute sa vie, celle qui n'existe dans aucun dictionnaire savant. Kazantzakis va chercher ses mots là où ils se trouvent et où bien peu avant lui ont songé à les recenser - «sur la bouche des paysans, des pêcheurs, des bergers et des artistes ».
le poète a passé des années à parcourir la Grèce, à noter tout ce qu'il entendait - noms de fleurs, de métiers, appellations familières, termes religieux - pour créer peu à peu une langue qui soit pleinement panhellénique. Ce seul aspect de l'oeuvre est déjà en lui-même une entreprise novatrice. Et ce poème, fait de milliers de mots - rarement ou jamais utilisés jusqu'alors en langue littéraire - apparaît déjà, de ce seul point de vue, comme un monument linguistique, un corpus où se trouvent recueillies et souvent rehaussées les expressions, les inventions les plus précieuses de la langue démotique. D'ailleurs, tous ceux qui, dans cette oeuvre, vivent et luttent aux côtés d'Ulysse, qui sont-ils ? Ce ne sont pas des intellectuels, encore moins des linguistes, mais des corsaires, des artisans, des bergers, des klephtes, des mendiants, toute une foule de déracinés, de coeurs et de têtes brûlés. Malgré le parti poétique pris par Kazantzakis, malgré ces vers longs et rythmés comme une houle venue du large, c'est bien leur langue que l'on retrouve, toute la langue du monde hellénique. L'Odyssée est aussi le plus grand et le plus merveilleux dictionnaire dont on puisse rêver, c'est une anthologie vivante de la parole grecque.
Quant aux thèmes et à l'éthique qui se dégagent de cette oeuvre, ils constituent le credo que Kazantzakis n'a cessé de proclamer toute sa vie depuis Ascèse, son premier livre, qui se trouve ici magnifié, épuré, au terme d'une série d'épreuves ulysséennes qui recouvrent les itinéraires personnels de l'auteur. A chaque épreuve on peut d'ailleurs faire correspondre le modèle humain ou mythique, l'ombre initiatrice qui dominèrent l'auteur aux différentes époques de sa vie. En Ulysse se conjuguent et se dissolvent tour à tour Tantale, Héraclès, Lénine, Bouddha, don Quichotte, Nietzsche, Le Gréco, saint François d'Assise, maître Eckhart et bien d'autres, que l'auteur a nommés «les gardes du corps de l'Odyssée ». Et ce qu'Ulysse vit et découvre au terme du voyage, c'est ce pessimisme héroïque, déjà affirmé dans Ascèse, credo de notre temps. Tout connaître et tout vivre - y compris le meurtre et le sang - pour épuiser le mal, absorber le néant. Etre amant jusqu'au bout pour ensuite renoncer à l'Eros, militer jusqu'au bout pour ensuite se désengager, devenir un héros pour renoncer à l'héroïsme, et devenir un saint pour renoncer à la sainteté même.
Vingt ans avant les philosophes et écrivains de l'Occident, Ulysse découvre en haut de sa montagne l'absurde de la vie. Et en ce sens, cette oeuvre nous révèle que ni Camus, ni Sartre ne furent - sur le plan littéraire - les premiers à ressentir et exprimer l'absurde de toute existence, mais Ulysse le conquistador, l'amant, le bâtisseur et le desperado. Les universitaires auront beau jeu - si le coeur leur en dit - de rechercher dans cette oeuvre lyrique les influences philosophiques qui, par endroits, la marquent. Ce qu'ils ne pourront toutefois lui ôter - une fois mises en lumière les révélations esthétiques, éthiques, métaphysiques qui jalonnent le voyage d'Ulysse - c'est la flamme qui d'un bout à l'autre la parcourt. Elle emporte le lecteur sur des mers inconnues, des déserts jamais entrevus, des montagnes où le coeur s'endurcit et qui tous sont de notre temps. Beaucoup moins que le chant d'un passé pastoral où l'homme vivait à sa mesure étroite, l'Odyssée est celui d'un présent élargi aux dimensions de la planète.

Jacques LACARRIERE, Dictionnaire amoureux de la Grèce, Plon, 2001, pp. 323-329.
Commenter  J’apprécie          241

Citations et extraits (2) Ajouter une citation
Arriver à changer en images simples, nettes, des idées abstraites, c’est à quoi j’aspire intensément.
Commenter  J’apprécie          40
La liberté, frères, c’est un chant solitaire et dédaigneux qui se perd dans le vent.
Commenter  J’apprécie          40

Videos de Nikos Kazantzakis (7) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Nikos Kazantzakis
Nikos Kazantzakis : Le regard crétois (1974 / France Culture). Nikos Kazantzakis sur l'île d'Égine, en 1927 - Photo : Musée Benaki. Par Richard-Pierre Guiraudou. Les textes, extraits d'“Ascèse”, d'“Alexis Zorba”, de la “Lettre au Greco”, de “Kouros”, de “Toda-Raba” et de “L'Odyssée”, ont été dits par Julien Bertheau, François Chaumette (de la Comédie-Française), Roger Crouzet et Jean-Pierre Leroux. Et c'est Jean Négroni qui a dit le texte de présentation de Richard-Pierre Guiraudou. Avec la participation exceptionnelle de Madame Eléni Kazantzakis, et la voix de Nikos Kazantzakis, recueillie au cours de ses entretiens avec Pierre Sipriot, en 1957. Réalisation de Georges Gaudebert. Diffusion sur France Culture le 1er août 1974. Níkos Kazantzákis (en grec moderne : Νίκος Καζαντζάκης) ou Kazantzaki ou encore Kazantsakis, né le 18 février 1883 à Héraklion, en Crète, et mort le 26 octobre 1957 à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), est un écrivain grec principalement connu pour son roman “Alexis Zorba”, adapté au cinéma sous le titre “Zorba le Grec” (titre original : “Alexis Zorba”) par le réalisateur Michael Cacoyannis, et pour son roman “La Dernière Tentation” (dont le titre a été longtemps détourné au profit du titre du film et désormais republié sous son nom authentique), adapté au cinéma par le réalisateur Martin Scorsese sous le titre “La Dernière Tentation du Christ” (titre original : “The Last Temptation of Christ”). Penseur influencé par Nietzsche et Bergson, dont il suivit l'enseignement à Paris, il fut également tenté par le marxisme et s'intéressa au bouddhisme. « Il a poursuivi une quête tâtonnante qui lui a fait abandonner le christianisme au profit du bouddhisme, puis du marxisme-léninisme, avant de le ramener à Jésus sous l'égide de Saint-François. » Bertrand Westphal (in “Roman et évangile : transposition de l'évangile dans le roman européen”, p. 179) Bien que son œuvre soit marquée d’un réel anticléricalisme, il n’en reste pas moins que son rapport à la religion chrétienne laissa des traces fortes dans sa pensée : goût prononcé de l’ascétisme, dualisme puissant entre corps et esprit, idée du caractère rédempteur de la souffrance… Ainsi la lecture de la vie des saints, qu'il faisait enfant à sa mère, le marqua-t-elle durablement. Mais plus que tout, c’est le modèle christique, et plus particulièrement l’image du Christ montant au Golgotha, qui traverse son œuvre comme un axe fondateur. Bien que libéré de la religion, comme en témoigne sans équivoque son fameux « Je n'espère rien, je ne crains rien, je suis libre », Kazantzákis restera donc l’héritier de cet « idéal Christ » qui se fond aussi, il faut le souligner, avec celui emprunté à la culture éminemment guerrière d’une Crète farouche encore sous le joug turc dans ses années d’enfance.
Sources : France Culture et Wikipédia
+ Lire la suite
autres livres classés : ulysseVoir plus


Lecteurs (28) Voir plus



Quiz Voir plus

Jacques Chardonne

Quel est le vrai nom de Jacques Chardonne?

Jacques Laurent
Jacques Barnery
Jacques Dutourd
Jacques Boutelleau

10 questions
10 lecteurs ont répondu
Thème : Jacques ChardonneCréer un quiz sur ce livre

{* *}