[Les réveillons russes tziganes à Montmartre]
Il n’y a de vraies fêtes que pour l’enfance. Ensuite elles deviennent, selon les tempéraments, une habitude agréable, un plaisir à date fixe, une obligation à l’amusement ou même une source de mélancolie. Mais leur éclat, leur fraîche plénitude, leur halo de miracle sont réservés aux premières années où la vie prend une conscience naïve d’elle-même.
Ces années, je les ai passées en Russie, à la limite de l’Asie et de l’Europe, aux bords de l’Oural où venaient les caravanes lentes des Kirghiz. Là-bas, quand Noël approchait, sur le fleuve gelé, les traîneaux magnifiques attelés de trois chevaux noirs glissaient au son des clochettes, la neige couvrait d’un tapis dense et sourd la steppe blanche. Là-bas, derrière les doubles fenêtres, les lumières dans la nuit précoce, étoilée et sauvage, avaient une douceur, un appel infinis. Des sapins entiers servaient d’arbres de joie. Et comme les adultes eux-mêmes avaient, dans ce pays, une âme d’enfant, on sentait dans toute la ville, bloquée par l’espace et la neige, à chaque fin d’année, une liesse profonde et ingénue.
C’est pourquoi, lorsqu’au moment du Réveillon je suis à Paris, je vais à Montmartre chez les Russes de « Pigal ».
Je tâche inconsciemment de retrouver en leur compagnie ce feu qui ne reprend plus au fond de ma poitrine et dont les cendres font mal. Car ce soir-là, dans la cité immense, ce sont peut-être les émigrés, flottant comme des épaves, qui, malgré leur détresse et leur arrachement, célèbrent la veille de Noël avec le plus sincère élan et la mystique la plus puérile.
[…]
On sait quelle figure prend Montmartre dans ces nuits rituelles. À ses feux ordinaires, d’autres semblent s’ajouter. Les voitures roulent à flots pressés. Une excitation presque maladive anime les figures. De toute porte illuminée sort un bruit plus dense, plus violent. La nourriture, la boisson, les musiques, l’appétit du plaisir, tout s’amplifie dans une atmosphère de fièvre, de désir, de facile et dévorante jouissance. Nulle part cette ardeur des sens n’était portée à un degré aussi vif que dans l’établissement où travaillaient Varia et ses frères.
Là, l’orchestre et le chœur tziganes subissaient l’influence de la nuit avec plus d’acuité encore que les dîneurs. La force de leur sang nocturne, le souvenir des Noëls russes, les enivraient mieux que le vin. Leurs instruments et leurs voix chantaient frénétiquement la fête, la bacchanale. Et leur feu se communiquait de proche en proche, si bien que la salle entière n’était plus qu’une vaste liesse déchaînée.
[Un restaurant de cocaïnomanes]
- Regarde bien leurs billes et ne grogne plus.
Son ton me fit suivre attentivement le conseil qu’il me donnait. Alors, fixant tour à tour les visages dont nous étions entourés, je distinguai chez ces hommes, chez ces femmes qui pourtant parlaient anglais, espagnol, allemand (nous étions à peu près les seuls à employer le français) une mystérieuse fraternité d’expression. Les yeux étaient à la fois brillants et sans acuité, les pommettes évidées et pâles, les bouches crispées par des tics. Je me souvins de Fred, de Pauline de Z…, de l’Avocat que nous venions de quitter. J’éprouvai un véritable malaise comme si, sans le savoir, j’avais été conduit dans un hôpital déguisé en établissement à champagne.
— Quoi ?… Tous ? demandai-je à Guy.
— Tous, dit-il.
Il fit une pause légère pour savourer la défaite absolue de mon scepticisme et poursuivit :
— Tous, drogués, minés, pourris. Tatave joue le grand jeu. C’est un homme. Tu sais qu’il n’y a pour ainsi dire pas une taule à Montmartre où il n’y ait un vendeur de came : portier, chasseur, garçon ou putain. Mais ils font ça au détail, à la petite semaine. Tatave, lui, a décidé d’aller fort. Il a des racoleurs dans les grands hôtels, il ne voit que la belle clientèle. Ses serveurs sont des gars qu’il connaît. La marchandise est bonne. Il vend, à découvert, toutes quantités demandées, mais comptant. C’est une question de vitesse. S’il atteint le chiffre qu’il s’est fixé avant que la police arrive à lui, il gagne. Sinon…
— Fais bien attention le jour où tu auras en face de toi un mec ou même une femme avec une bouteille cassée. Si tu as un pétard, tire vite, sinon un coup de tête dans l’estomac. J’étais bien môme et bien novice, je te jure, quand je me suis servi de cette arme-là pour la première fois et j’avais affaire pourtant à une terreur, à un colosse. Je l’ai si bien éventré qu’il n’a jamais plus fait peur à personne… Depuis ce soir-là, je me méfie.
Autour de nous, l'excitation croissait sans cesse. Des hommes âgés soufflaient à perdre haleine dans des trompettes pour bébés. Les serpentins nouaient les tables et les gens de leurs courbes veules. Des femmes montaient sur leurs chaises. D'autres lançaient des boules avec des cris hystériques.
Là-bas [En Russie], quand Noël approchait, sur le fleuve gelé, les traîneaux magnifiques attelés de trois chevaux noirs glissaient au son des clochettes, la neige couvrait d'un tapis dense et sourd la steppe blanche. Là-bas, derrière les doubles fenêtres, les lumières, dans la nuit précoce, étoilée et sauvage, avaient une douceur, un appel infinis. Des sapins entiers servaient d'arbres de joie. Et comme les adultes eux-mêmes avaient, dans ce pays, une âme d'enfant, on sentait dans toute la ville, bloquée par l'espace et la neige, à chaque fin d'année, une liesse profonde et ingénue.
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