UN «MORCEAU» D'HUMANITÉ
Ein Stück : C'est ainsi, dans ce langage dévoyé et pourri d'euphémismes létaux, que les nazis désignaient ces êtres destinés aux rivages (et aux ravages) de leur Enfer sur terre : le Lager.
Ein Stück, ou le déni de toute humanité chez des femmes, des hommes, des enfants, destinés à la machine de destruction massive que furent Auschwitz, Treblinka, Sobibor et autres Dachau (pardon, pour la véracité historique, d'entremêler "Camp de Concentration" et "Camp d'extermination". À aucun moment il ne nous a échappé que ces deux "administrations" de l'horreur nazi ne relevaient pas exactement de la même volonté de détruire les humains, ni tout à fait les "mêmes" humains. Mais il nous est pourtant difficile de ne pas évoquer les uns sans les autres).
Ein Stück, ou ce moment vécu de l'abandon de sa propre humanité, à travers le froid, les vexations, les brimades, les coups, la violence permanente, l'impossibilité de comprendre "WARUM ?", la souffrance corporelle, le travail dénué de tout sens, la maladie et... la faim, cette faim irrémissible, cette faim permanente, cette faim insoluble, cette faim qui détruit tout, cette faim monstrueuse qui vous fait oublier l'humain que vous aviez en arrivant.
Il serait vain, définitivement vain, de vouloir résumer un tel livre.
Inutile. Imbécile. Fat. absurde. Possiblement abject.
«Se questo è un uomo» résiste à tout : aux classements (ce n'est pas seulement un "document"), aux définitions (il relève presque autant de la philosophie que du récit), il est - c'est quasi insupportable de l'affirmer tant son sujet est monstrueux - magnifiquement écrit, pour autant il ne relève pas de la "littérature"; plus le temps passe et moins il semble prendre de ride tant il nous dit ce que nous sommes - ou ne sommes pas, plus, en certains cas extrêmes -, mais, bien que rédigé par un témoin résolument scientifique (
Primo Levi était chimiste de très bon niveau), il n'a rien de cette froideur scientifique qu'on pourrait craindre. Aucune leçon partisane non plus chez cet homme, c'est même l'exact inverse ; aucune haine non plus - il s'en explique avec force - ce qui n'engage pas plus un quelconque pardon de la part de son auteur. La haine serait une faute lourde de conséquences éthiques. le pardon est impossible.
Pour le reste, c'est irrésumable, cela défie toute volonté d'explication, de description. Parce que les mots de
Primo Levi se suffisent à eux-mêmes. Parce qu'ils sont d'une force, d'une prégnance, d'une "économie" absolument étonnantes. Sidérante. Presque aussi invraisemblable que ce qu'on y découvre au fil des pages. Sans doute, aussi, parce que ce sont les mots véridiques d'un être à l'intelligence rare. Et d'un survivant.
Ouvrage indispensable ? Oui, sans le moindre doute. Non pas en raison, seulement, de ce qu'il décrit. Mais parce qu'il le fait avec une inouïe sagesse, dénuée de haine, posée mais forte, directe mais sans voyeurisme facile, immédiate quoique sans compromission. Humaniste. Définitivement humaniste.
Rares sont les livres qualifiables d'indispensables dans cette civilisation qui en publie pourtant plusieurs dizaines de milliers chaque mois. La bible et le coran, la bhagavad-gita et les ouvrages attribués à
Confucius, peut-être (même en étant athée), L'Iliade et l'Odyssée, sans aucun doute ; l'Enéide certainement, quelques autres comme le roman inachevé de Chrestien de Troyes "Perceval ou le Conte du Graal",
Les Frères Karamazov de
Dostoïevski,
Les Hauts de Hurlevent d'
Emily Brontë,
Romeo et Juliette de
Shakespeare, Maison de poupée d'
Ibsen, Inferno de
Strindberg, Faust de
Goethe,
Les misérables de
Victor Hugo,
Les Fleurs du Mal de
Charles Baudelaire, les Haïkus de Bashō, Moby Dick de Melville, Typhoon de Conrad, Fiction de
Borges, etc. (mais pas tant que ça, en fin de compte).
Ce livre-ci l'est pour d'autres raisons.
Mais il l'est, sans aucune hésitation.
Pour expliquer que l'homme, jamais, n'est seulement, ne peut se résumer à "Ein Stück". JAMAIS.
Nouvelle édition de la très belle collection "Pavillon" des éditions Robert Laffont comportant :
- le texte original de "
Si c'est un homme".
- Un appendice rédigé par
Primo Levi en 1976 afin de répondre aux questions qu'on lui posait le plus souvent- La préface de
Primo Levi à l'édition de "Commandant à Auschwitz", rédigé en prison par Rudolph Höss.
- Une interview de
Primo Levi par
Philip Roth pour "lettre internationale" en 1987.