Mise en abîme et enchâssement de mensonges indécidables et de vérités fictives : un couple bourgeois universitaire à Rome pour un très savoureux vertige narratif.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/09/24/note-de-lecture-
fantomes-romains-luigi-malerba/
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Fantômes romains » (dont le titre français ne peut pas refléter l'ambiguïté fondamentale du « fantasma » italien, à la fois spectre et fantasme) raconte l'histoire d'abord presque banale d'un couple romain : lui, Gianantonio (que son épouse appelle du charmant diminutif Giano, désormais repris par toutes et tous parmi leurs connaissances communes), professeur d'architecture et d'urbanisme, célébré dans le monde universitaire et artistique pour ses audaces, et elle, Clarissa. Tous deux, chacun de leur côté, nous confient les doucereux heurs et malheurs de leur couple classique et bourgeois, d'une apparente et exemplaire solidité forçant l'admiration de leurs cercles amicaux communs et respectifs, mais reposant, derrière le décor, sur une formidable accumulation de mensonges et d'hypocrisies, au quotidien comme au beaucoup moins quotidien.
En une hilarante et glaçante narration alternée, nous assistons à l'évolution simultanément tragique et comique de ces deux Janus (nous proposant donc au moins quatre faces), tandis que, l'écriture fictionnelle d'un roman se mêlant aux journaux intimes dérobés à l'autre, les amabiguïtés et les quiproquos se multiplient, la mince frontière séparant la vérité du mensonge comme le réel de la fiction se fragilise, et les dénouements probables et improbables s'amoncellent à l'horizon du récit croisé.
Publié en 2006, traduit en 2021 par
Lucie Comparini (qui coordonnait pour cela le travail du Laboratoire de Traduction « Passages » de l'UFR d'études italiennes de Sorbonne Université) aux éditions Grenelle, «
Fantômes romains » est l'ultime roman de
Luigi Malerba, concluant ainsi deux ans avant son décès une riche et longue carrière de scénariste, de réalisateur et d'écrivain célébré (parmi ses seize romans, on pourrait rappeler par exemple «
le Serpent cannibale » en 1966, « le
Saut de la mort » en 1970, qui obtint le premier prix Médicis étranger décerné, «
Les Pierres volantes » en 1992, couronné par le prix Viareggio, ou « Ithaque pour toujours » en 1997, dans lequel le dialogue entre Pénélope et Ulysse anticipait à plus d'un titre celui, ci, entre Clarissa et Giano).
Comptant parmi les fondateurs, avec
Nanni Balestrini,
Giorgio Manganelli ou
Umberto Eco, du Gruppo 63, cercle d'avant-garde s'il en fut, marxisant, structuraliste et hautement expérimental, l'auteur nous prouve ici à quel point il sut maintenir et amplifier, contre vents et marées littéraires (avec leurs « effets de mode »), une approche suprêmement ironique de démontage / remontage du roman psychologique traditionnel, jouant à merveille de
complications (quasiment au sens mis en avant en 2011 par
Nina Allan), et sachant ici aller beaucoup plus loin dans la mise en abîme et le vertige savoureux (autour du prétexte en or que peut constituer le « couple bourgeois » à inscription universitaire) que, par exemple, l'illustre
David Lodge de «
Changement de décor » (1975) ou de «
Un tout petit monde » (1984). Usant avec une folle élégance des intrications rendues possibles par la création de niveaux de fiction enchâssés à la limite de l'indécidable, il nous offrait ici, en moins de 250 pages, une dernière réalisation presque monumentale, qui mériterait d'être bien davantage connue chez nous.
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